Dans le cadre du Festival Lumière, L’Écornifleur a rencontré Tarik Saleh, réalisateur suédois d’origine égyptienne, venu à Lyon pour présenter le dernier volet de sa trilogie du Caire : Les Aigles de la République. Dans cet entretien, il revient sur la genèse de son film, sa vision du pouvoir et de l’Égypte. 

Propos recueillis par Gabin Tochon et Emilien Scano. L’interview a été réalisée au Sofitel Lyon Bellecour en anglais et traduite à l’écrit.

Tarik Saleh, tout sourire, en évoquant la scène comique du viagra de Georges Fahmy : « Ça m’est aussi arrivé » confie le réalisateur. © Gabin Tochon-Ferdollet

Votre film, Les Aigles de la République, aborde des sujets très graves. Pourtant, la salle a beaucoup ri lors de l’avant-première. À quel point l’humour est‑il important pour vous ?

C’est absolument, existentiellement important pour moi. Dans tous mes films, l’humour a toujours été présent. Mais dans les deux premiers, j’ai coupé presque toutes les blagues, car j’avais peur. L’humour est la chose la plus difficile à manier : si les gens ne rient pas, cela veut dire que vous avez échoué.

« On doit protéger l’humour dans ce film. »

Fares Fares


Cette fois, Fares Fares [l’acteur jouant le rôle principal de George Fahmy, ndlr] m’a dit, après avoir lu le scénario : « On doit protéger l’humour dans ce film. » Et Fares est quelqu’un de très drôle, même s’il ne donne pas toujours cette impression. Certaines scènes avec lui et Lyna Khoudri étaient irrésistibles pendant le tournage ; elle est d’une drôlerie incroyable. J’ai même dû couper des prises parce que je riais derrière la caméra.

Comment décririez‑vous le genre de votre film ?

C’est difficile à définir. On pense d’abord au thriller, bien sûr, mais il y a plusieurs registres. Je dirais que c’est un film noir, dans la lignée de Sunset Boulevard (1950) ou Barton Fink (1991), mêlant tension et humour noir.

C’est aussi un thriller politique, comme mes deux précédents films. L’humour vient du statut du personnage principal : un homme de pouvoir qui veut être respecté, ce qui rend son effondrement encore plus ironique. Je ris souvent de moi‑même, notamment, quand j’essaie d’être « cool » et que tout s’écroule.

On décrit parfois le film comme une satire ; je n’aime pas cette étiquette. Ce n’est pas une satire : c’est trop réel. Le cinéma a un effet sur les gens, qu’on le veuille ou non. Certains réalisateurs se cachent derrière l’excuse du divertissement, d’autres veulent l’utiliser pour délivrer un message idéologique. Moi, je veux être honnête : le film est une arme ; il peut manipuler, influencer, inspirer. Regardez les films de super‑héros américains : ils mettent en scène l’Übermensch, une figure fascisante qui protège les plus faibles. Aujourd’hui, ces films disent combattre le Mal, mais le pouvoir politique s’incarne justement dans ces figures du Mal. C’est un paradoxe. Les Aigles de la République parle aussi de ce paradoxe – comment filmer le mensonge tout en restant honnête.

Justement, quelles formes de mensonge voulez‑vous dénoncer  dans Les Aigles de la République?

Au départ, je voulais parler d’un « mensonge blanc » – cette fabrique de l’image du dirigeant comme super‑héros. Dans les dictatures, on voit cela partout : en Russie, en Égypte, en Chine. Le chef est mis en scène comme un être surhumain. En réalité, c’est une fiction transparente. Mais la pire des corruptions, ce n’est pas celle du pouvoir, c’est celle de l’intime. Dans Le Caire Confidentiel (2017), je parlais justement de la corruption personnelle – celle entre proches. Dans La Conspiration du Caire (2022), c’était la corruption spirituelle. Dans Les Aigles de la République, George Fahmy, le héros, est un menteur professionnel : il ment pour vivre, mais aussi pour protéger ceux qu’il aime. Il se persuade d’avoir de bonnes raisons. C’est tragique : plus il essaie d’être sincère, plus il se perd.

Fares Fares incarne ce personnage avec beaucoup d’humanité. Comment avez‑vous travaillé avec lui ?

Fares a une intuition extraordinaire. Il sait rendre vrai quelqu’un qui ment. C’est un paradoxe : comme Scarface (1983), il dit la vérité quand il ment. Il joue un homme dont le visage trahit la douleur et les regrets. Certains de mes moments préférés du film sont ceux où la vérité affleure dans le mensonge.

«Quand je tourne, je deviens moi‑même un dictateur.»

Tarik Saleh

Est‑ce qu’interpréter ce rôle d’Al‑Sissi de la meilleure manière possible était une manière pour lui de résister ?

Oui. C’est sa seule manière de résister : trouver la vérité du personnage au cœur même du système qu’il dénonce. Dr Mansour [interprété par Amr Waked], dans le film, l’oblige à devenir un vrai acteur – à ne pas se cacher derrière un masque. Parfois j’ai de la compassion pour Al‑Sissi. Il dirige un pays immense, encerclé de crises. Je comprends son dilemme, même si je le critique. Quand je tourne, je deviens moi‑même un dictateur : pendant trois mois, j’exige une loyauté absolue. Puis, une fois le film fini, je rends les décisions à ma famille – je suis épuisé. Imaginez cela pendant dix ou trente ans : on finit fou.

Parlons du Dr Mansour, justement, qui joue le rôle de l’assistant du président égyptien et supervise le film dans le film. Est‑il seulement le bras droit d’Al‑Sissi?

Non, il est bien plus complexe. Il me fait penser à Igor Setchine,  l’homme de l’ombre de Poutine : froid, méthodique, mais indispensable. Mansour n’est pas corrompu ; il ne cherche pas le luxe, il veut juste protéger la République, non pas l’homme, mais l’institution. Il regarde ce système comme une machine dont il serait un rouage. La seule fois où il perd son sang‑froid, c’est quand George refuse de signer le contrat. Ce silence en dit long.

Pour aller plus loin sur la trilogie du Caire de Tarik Saleh: Quand le cinéma sert ou critique le pouvoir : Les Aigles de la République de Tarik Saleh

«Le patriotisme est un mensonge destiné à manipuler les peuples.»

Tarik Saleh


Lors de la première au Pathé Bellecour, vous avez confié ne pas vous sentir patriote. Pourquoi, alors, avoir consacré trois films à l’Égypte ?

J’aime profondément l’Égypte, mais pas de manière patriotique. Le patriotisme est un mensonge destiné à manipuler les peuples. Une fille de dix ans qui pratique le karaté à Lyon a plus en commun avec une fille du même âge en Iran qu’avec son propre président. Ce sont les puissants qui se ressemblent, pas les peuples au sein d’un même pays. Les artistes, eux, posent des questions dérangeantes. C’est pour cela que les nationalistes veulent toujours couper le budget de la culture : l’art remet en cause leur pouvoir.

Vous avez décrit Les Aigles de la République comme une lettre d’amour au cinéma égyptien. Pourquoi ?

Parce que je dois tout au cinéma égyptien. Youssef Chahine, par exemple, était l’épée de ce cinéma. George Fahmy lui ressemble d’ailleurs beaucoup : c’était un chrétien homosexuel, un outsider, comme beaucoup de géants du cinéma arabe venus d’ailleurs. Le glamour du Caire [période d’effervescence culturelle et artistique, ndlr] des années 1950‑1960 reste inégalé. Aujourd’hui encore, des artistes comme Mohamed Ramadan perpétuent, à leur manière, cette énergie.

«On dirait qu’on vient de quitter Le Caire hier.»

Acteurs Égyptiens des Aigles de la République

Vous avez tourné à Istanbul mais réussi à recréer l’atmosphère du Caire. Comment avez‑vous procédé ?

Parce que je ne peux pas tourner au Caire, j’ai développé mes propres méthodes. Nous avons utilisé beaucoup d’effets visuels, mais aussi quelques images tournées clandestinement en Égypte. Mon chef décorateur, Roger Rosenberg, travaille avec moi depuis dix ans. Nous constituons pour chaque film une bible de 300 pages de références visuelles : logos, enseignes, textures. Notre but est de recréer l’âme du Caire plus que sa géographie. Quand des acteurs égyptiens ont vu le film à Stockholm, ils m’ont dit : « On dirait qu’on vient de quitter le Caire hier. » C’était le plus beau compliment possible.

Comment vous informez‑vous sur la situation actuelle en Égypte ?

J’ai encore de la famille là‑bas, dont certains proches du pouvoir. Et je fais aussi mes propres recherches. Sur Facebook, je rejoins les pages de clubs sportifs où se retrouvent des membres de l’armée et de la police. En lisant les commentaires, on comprend vite les tensions internes au régime. C’est ainsi que j’alimente mes scénarios.

«Je rêve de rentrer, mais pour l’instant, je dois attendre un autre printemps arabe.»

Tarik Saleh

Vos films sont toujours interdits en Égypte. Espérez-vous y retourner  un jour ?

Ils circulent en ligne, bien sûr, mais jamais officiellement. Pendant la sortie du Caire Confidentiel (2017), certains m’ont traité de traître, d’espion ou d’homme vendu. Puis, quand le film a remporté un prix, la presse d’État titrait : « Un Égyptien triomphe à Cannes ». Ce double discours résume à lui seul la situation du pays. Je rêve de rentrer, mais pour l’instant, je dois attendre un autre printemps arabe.

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L’Écornifleur, Festival Lumière 2025

  • Emilien Scano

    Des confins du beaujolais à l’avenue Berthelot, Emilien est un pur lyonnais. D’ailleurs, en semaine, il est correspondant local pour Le Progrès, où il s’entraîne pour son grand rêve : devenir le nouveau Romain Molina. Les week-ends, il ne quitte pas les travées du Groupama Stadium : il lui est même arrivé de se glisser dans la loge du capitaine de l’OL, dont il prétend toujours être le cousin…

  • Gabin Tochon

    Il arpente les rues de Lyon avec son vélo vert pour aller interviewer les acteurs de la transition. Si vous le cherchez, il n’est pas dispo. Il est sûrement trop occupé par la gestion de son média Ambiental ou par le visionnage d’un film “génial” que personne ne connaît.