Le réalisateur Sérgio Graciano a consacré une grande partie de sa filmographie à l’histoire portugaise. À l’occasion du Festival Lumière 2025  qui célèbre le cinéma comme objet de patrimoine, il revient sur le rôle du 7ème art dans la mémoire collective au pays des Œillets. 

À 50 ans, le réalisateur Sérgio Graciano est d’un an l’aîné de la démocratie portugaise née en 1974 de la révolution des Œillets. @Sérgio Graciano

Certains réalisateurs ont des obsessions. Lorsqu’on passe en revue les quinze années de filmographie du réalisateur portugais Sérgio Graciano, 50 ans, la sienne est évidente : l’histoire contemporaine de son pays, le Portugal. Le réalisateur a un goût particulier pour les biographies. Récemment, il en a réalisé trois sur des acteurs de la révolution des Œillets Mário Soares, Álvaro Cunhal et Salgueiro Maia.

Dans le même temps, au Portugal, depuis 2019, et l’ascension du parti d’extrême droite Chega – depuis deuxième force parlementaire du pays – l’héritage de la révolution est chamboulée. Le leader du parti André Ventura « veut faire revivre l’héritage du dictateur Salazar », d’après l’historien Yves Léonard

En cinq ans, vous avez travaillé sur trois projets différents sur des personnages historiques. Quelles étaient vos motivations ? 

J’ai toujours été attiré par la possibilité d’utiliser le cinéma pour donner vie à des figures qui ont façonné de manière décisive notre identité collective. Dans Camarada Cunhal, Soares é Fixe et Salgueiro Maia – O Implicado,  j’ai essayé de représenter ces personnalités non seulement comme des symboles politiques, mais aussi comme des êtres humains complexes, avec leurs convictions et leurs fragilités.

En les revisitant, je voulais contribuer à la préservation de la mémoire et ouvrir un espace de réflexion sur ce qu’ils représentent encore aujourd’hui. Le passé n’est pas quelque chose de lointain : c’est une matière vivante qui façonne le présent et influence l’avenir.

« Le cinéma n’est pas seulement une chronologie, c’est aussi de l’émotion et de l’empathie. »

Comment travailler sur les récits historiques ? Est-ce que cela ajoute une pression ? 

Il y a une immense responsabilité lorsqu’on traite de l’histoire, surtout quand il s’agit de figures encore très présentes dans la mémoire collective. Le processus commence toujours par la recherche – documents, archives, témoignages directs, tout ce qui aide à comprendre le contexte.

Mais ensuite vient le défi de transformer ce matériau en cinéma, et c’est là que la création intervient. Je ressens la pression de rester fidèle aux faits, mais ce qui est encore plus important, c’est de transmettre l’essence de ce qui était en jeu. Le cinéma n’est pas seulement une chronologie, c’est aussi de l’émotion et de l’empathie.

Dans son dernier film, Sérgio Graciano s’intéresse à Álvaro Cunhal, figure de la résistance antifasciste et de la Révolution des Œillets. @Sérgio Graciano

Vous avez beaucoup travaillé autour des biographies. Est-ce un choix délibéré ? Pourquoi choisir de se concentrer sur une seule personne ?

Oui, c’était un choix délibéré. Une biographie permet d’entrer dans l’histoire par les yeux d’un individu, avec ses contradictions et ses dilemmes. C’est très différent de parler de la révolution des Œillets de manière abstraite ou de la vivre à travers la vie de Salgueiro Maia, ou de comprendre la lutte politique à travers Álvaro Cunhal ou Mário Soares.

« La dictature de l’Estado Novo a laissé des marques profondes, et des décennies de censure ont conditionné à la fois les artistes et le public. »

En me concentrant sur une personne, je peux rapprocher le spectateur de la dimension intime de l’histoire, en montrant que derrière les grands événements il y a toujours des êtres humains réels.

Comparée à d’autres pays, la liberté d’expression est assez récente au Portugal. Pensez-vous que cela a encore un impact aujourd’hui ?

Sans l’ombre d’un doute. La dictature de l’Estado Novo [instaurée par Salazar et qui a duré de 1933 à 1974, ndlr] a laissé des marques profondes, et des décennies de censure ont conditionné à la fois les artistes et le public. Aujourd’hui, nous vivons en liberté, mais cet héritage se fait encore sentir — que ce soit dans l’hésitation de certains à aborder des sujets inconfortables, ou par une forte volonté de briser les silences. Pour moi, le cinéma est une manière de continuer à élargir cet espace de liberté conquis en 1974. L’art portugais porte encore cette urgence de dire ce qui fut jadis interdit.

En 2013, vous avez réalisé Njinga sur la colonisation portugaise en Angola.  Diriez-vous que le sujet des colonies est toujours tabou ? 

Oui, cela reste un sujet tabou. Njinga, Reine d’Angola a été ma manière de confronter cette difficulté à aborder notre héritage colonial. Je voulais donner le premier rôle à une figure africaine qui a résisté à la domination portugaise, et en même temps ouvrir une réflexion plus honnête sur l’impact de la colonisation.

Ce film m’a également montré que l’histoire du Portugal ne peut pas être racontée sans regarder au-delà de nos frontières. Et Os Papéis do Inglês, bien que dans un registre différent, parle aussi de ce pont entre les cultures et de la manière dont l’histoire portugaise dialogue avec d’autres langues et d’autres géographies.

La deuxième force politique du Portugal remet ouvertement en question l’héritage de la Révolution d’avril 1974, et la nostalgie de l’Estado Novo s’exprime librement. Est-il encore plus important pour vous de rappeler l’importance de la Révolution des Œillets dans ce contexte ? 

Plus que jamais. La Révolution des Œillets de 1974 est le moment fondateur de la démocratie portugaise et elle doit être rappelée avec toute sa force. C’est pourquoi le film Salgueiro Maia – O Implicado était important : il ramène sur grand écran la mémoire d’un homme qui a symbolisé le courage et la dignité d’avril 1974. Le film ne parle pas seulement de lui, il parle aussi de tous ceux qui ont cru en la liberté et qui ont tout risqué pour elle.

Aujourd’hui, quand nous entendons des voix tenter de relativiser l’Estado Novo, je ressens un besoin encore plus fort d’affirmer, à travers le cinéma, que le 25 avril fait partie intégrante de notre patrimoine national.


À la demande du réalisateur « absorbé par un tournage à venir », l’interview a été réalisée par écrit et en anglais, puis traduite.