Anja Breien, cinéaste de la Nouvelle Vague norvégienne a été mise à l’honneur pendant la programmation 2025 du Festival Lumière. Bien que formée en France, cette réalisatrice multirécompensée a pâti d’une diffusion limitée, en raison notamment de son genre.

Le mardi 14 octobre, le journal du Festival Lumière a publié un hommage au cinéma d’Anja Breien, cinéaste norvégienne. Photo Marine Farrugia
Le mardi 14 octobre, le journal du Festival Lumière a publié un hommage au cinéma d’Anja Breien, cinéaste norvégienne. Photo Marine Farrugia.

« Une œuvre d’une modernité folle ! », s’exclame Anne-Laure Brénéol, codirectrice de la société d’édition et de distribution Malavida Films, au sujet du cinéma d’Anja Breien. Sur les 150 films projetés du 11 au 19 octobre au Festival Lumière, seuls onze sont signés par des réalisatrices. Parmi eux, cinq sont réalisés par Anja Breien et mis à l’honneur dans une section spécifique dédiée à l’« Histoire permanente des femmes cinéastes ».

Brigitte Rollet, spécialiste du cinéma et de la télévision, et chercheuse au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines,  souligne : « Rendre visibles les femmes cinéastes est essentiel, mais cette façon de les cantonner à une catégorie reste questionnable dans une programmation qui compte si peu de réalisatrices. » 

À lire aussi : Metoo au cinéma : la programmation ambiguë du Festival Lumière

Seule femme parmi les réalisateurs de sa promotion

Cette catégorisation, Anja Breien la connaît dès son entrée en formation à l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), futur La Fémis. Dans les années 1960, le milieu du cinéma pratique une division genrée des métiers. « Les femmes étaient gentiment encouragées à se diriger vers des postes jugés plus “féminins” comme le montage ou le script. La réalisation était une affaire d’hommes », explique Brigitte Rollet.

Pourtant, la cinéaste vise précisément la formation en réalisation. Contrairement aux candidats masculins qui en sont dispensés, « elle a dû passer un concours spécial, un examen que l’école avait inventé seulement pour elle », précise Anne-Laure Brénéol. Réussissant cette épreuve, elle devient « la première femme à accéder au cours de réalisation », ajoute celle qui assure aujourd’hui la diffusion de ses films.

Si ses débuts témoignent déjà des obstacles rencontrés par les femmes dans le milieu du cinéma, son œuvre, elle, s’inscrit pleinement dans les combats féministes des années 1970.

Un cinéma dans la lignée de la deuxième vague du féminisme

Dans la Norvège post-Mai 68, le cinéma connaît sa propre « vague des femmes » (kvinnebølgen), portée par une génération de réalisatrices décidées à repenser les rapports de genre à l’écran.

Entourées d’hommes, les trois protagonistes Kaja, Mie et Heidrun (qui n’est pas présente sur cette photo) s'entraînent à la salle de sport en remettant en cause l’institution du mariage. Photo ⓒ Malavida Films
Entourées d’hommes, les trois protagonistes Kaja, Mie et Heidrun (qui n’est pas présente sur cette photo) s’entraînent à la salle de sport en remettant en cause l’institution du mariage. Photo ⓒ Malavida Films

La thèse d’Ingrid S. Holtar intitulée Feminism on Screen: Feminist Filmmaking in Norway in the 1970s, revient sur cette période cruciale pour les réalisatrices en Norvège où « les femmes ne représentaient qu’environ un dixième de la production nationale totale de la décennie. Mais elles sont apparues comme une masse critique, certes petite, mais essentielle dans le cinéma norvégien »[1], précise la chercheuse à la section des médias visuels de la Bibliothèque nationale de Norvège dans son chapitre introductif. 

C’est dans ce contexte qu’émerge Anja Breien. Figure emblématique de la Nouvelle Vague norvégienne, elle s’inscrit pleinement dans la deuxième vague du féminisme européen, qui interroge la sexualité, la place de la femme au sein de la famille et les violences faites aux femmes.

À lire aussi : Quand la nouvelle vague faisait genre

Wives : une trilogie qui renverse les codes 

Les thématiques sociales et féministes qui traversent le cinéma de la réalisatrice trouvent leur expression la plus aboutie dans sa trilogie Wives (1975), Wives, dix ans après (1985) et Wives III (1996) dont les deux premiers volets ont été projetés au Festival Lumière.

Dans le film Wives, dix ans après (1985), les trois actrices dénotent dans l’espace public déguisées dans leur meilleur apparat. Photo ⓒ Malavida Films
Dans le film Wives, dix ans après (1985), les trois actrices dénotent dans l’espace public déguisées dans leur meilleur apparat. Photo ⓒ Malavida Films

Le film Wives est une réponse directe au film Husbands (1970) de John Cassavetes, qui retrace l’épopée de trois amis, maris et pères, qui après la mort de leur ami fuient leurs responsabilités familiales. Pensé comme une réponse féministe, Anja Breien prend le contre-pied de ce film pour explorer la condition des femmes en Norvège.

Pendant le Festival Lumière, plusieurs séances ont eu lieu dont celle du vendredi 17 octobre, à l’UGC Confluence, où la salle presque comble a accueilli la projection du premier volet, Wives qui avait connu un immense succès à sa sortie à Oslo, avec plus de 200 000 entrées. 

Face à l’écran géant, les spectateurs ont découvert les retrouvailles de trois anciennes camarades interprétées par Anne Marie Ottersen, Katja Medbøe et Frøydis Armand, sous l’œil de la caméra d’Anja Breien. Elles décident de ne pas rentrer chez elles et rompent avec leurs obligations domestiques. Elles s’autorisent une parenthèse de liberté : elles boivent, fument, rient, s’emparent de l’espace public et séduisent. 

En parlant de séduction, une des scènes tournées par la cinéaste pousse le spectateur à s’interroger sur les rôles sociaux, notamment masculins. Les trois amies draguent ouvertement des hommes dans la rue, adoptant sans complexe les codes de séduction habituellement masculins. Face à ces agissements, ces derniers ressentent de la gêne. Anja Breien pousse l’inversion des rôles jusqu’à montrer certaines de ces femmes trompant leur mari, un renversement qui, selon Anne-Laure Brénéol, « était un scandale » à l’époque où le film est sorti.

Une carrière entravée par les discriminations de genre 

Figure novatrice, Anja Breien multiplie les distinctions internationales dès ses débuts. Le Viol (1971), son premier long métrage sélectionné à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, décortique le système de la justice norvégienne face à deux affaires de viols survenus en banlieue d’Oslo. Wives (1975), quant à lui, obtient le Prix du jury œcuménique au Festival de Locarno, et Le Voleur de bijoux (1990) remporte le Prix du meilleur film international à Chicago.

En dépit de ces distinctions, Anja Breien et son œuvre demeurent cantonnés aux festivals cinéphiles dans l’Hexagone comme le Festival de La Rochelle (2003), le Festival du cinéma Travelling (2015) ou encore dernièrement le Festival de L’Europe autour de l’Europe (2020). Selon Brigitte Rollet, la cinéaste n’est pas un cas isolé, « elle est une illustration d’une ramification multiple » de facteurs qui invisibilise les femmes cinéastes. 

Dès les années 1970, de nombreux films réalisés par des femmes abordent des sujets qui questionnent les représentations genrées. Pourtant, dès leur sortie, ils sont étiquetés comme des « films de femmes », précisément parce qu’ils traitent d’enjeux liés à la condition féminine. L’historienne du genre Hélène Fiche a analysé 362 films français ayant dépassé la barre des 700 000 entrées durant cette décennie pour interroger les représentations sociales du genre. Dans une interview publiée en septembre dernier à Trois Couleurs, revue de cinéma, elle souligne ce paradoxe des années 70 : « 90 % du cinéma est fait par des hommes, et personne n’appelle ça des “films d’hommes”. »

À la même période, le cinéma d’auteur est incarné par la Nouvelle Vague – a distingué de la Nouvelle Vague norvégienne – un mouvement qui, selon la chercheuse Brigitte Rollet, ne considère pas le film comme une « arme politique », contrairement aux réalisatrices qui « proposent un cinéma militant et politique ». Pour ces réalisateurs, le cinéma est plutôt un « moyen de satisfaire un sens esthétique ». Hélène Fiche rappelle d’ailleurs qu’en France la Nouvelle Vague « reste un cinéma d’hommes, avec un point de vue masculin ».

Au-delà de la production elle-même, d’autres enjeux se dessinent autour des distributeurs : les sujets sur « l’intimité et la domesticité » ne les faisaient pas rêver. Anne-Laure Brénéol explique que « seul le film Wives à l’époque était sous-titré en français car les distributeurs français ne se sont pas emparés de l’ensemble de son œuvre ».

Un travail cinématographique remis à l’honneur 

Si les intrigues d’Anja Breien se trouvent sur les grands écrans des salles de cinéma partenaires du Festival Lumière c’est grâce à la société d’édition et de distribution Malavida films qui s’est donné comme mission de faire « découvrir des chefs-d’œuvre inédits ou oubliés » du cinéma. Anne-Laure Brénéol, codirectrice de cette dernière se souvient de sa rencontre avec l’œuvre de la cinéaste : « Je l’ai découverte dans un festival de cinéma nordique à Rouen, quand j’étais en option cinéma au lycée. J’étais tombée amoureuse de son œuvre. Elle m’est restée en tête et j’avais envie de la présenter. » 

Pour remédier à cette invisibilisation et offrir ces films à un plus large public, Malavida Films a dû mener un travail de longue haleine : récupérer les droits des films, restaurer les images afin de garantir « de belles conditions de visionnage », réaliser les sous-titrages français, puis trouver des exploitants de salle. Comme le souligne Brigitte Rollet : « Si les films ne vivent pas dans la mémoire d’une institution, ils disparaissent complètement. »

[1] « While women only accounted for about a tenth of the total national production of the decade, women directors of feature film emerged as a small, but critical mass in Norwegian film » (traduit avec Deepl)