À l’occasion de la projection de Gare centrale (Bab el-Hadid, 1958) et de Saladin (Al Nasser Salah Al-Din, 1963) au Festival Lumière, l’Écornifleur s’est plongé dans la filmographie du cinéaste égyptien Youssef Chahine.
« De tout temps il y a eu un cinéma très égyptien, qui petit à petit, se libérait ».
Youssef Chahine
Ces mots de Youssef Chahine, dit « Jo », sur le cinéma de son pays épouse sa propre trajectoire de cinéaste le plus célèbre du monde arabe.
Véritable usine de production, le cinéma égyptien fut longtemps le plus prolifique de la région. Sous la présidence de Gamal Abdel Nasser (1956-1970), il connait une profonde transformation. Films à la gloire du nationalisme arabe et grandes épopées mythiques se conjuguent alors pour édifier une vision fantasmée du pays. En parallèle, le petit monde de la réalisation s’ouvre un peu, permettant au jeune Youssef Chahine d’y pénétrer. Né en 1926 dans une famille catholique d’origine syrienne et libanaise, il passe sa jeunesse à Alexandrie.
« Je déteste l’injustice contre les peuples. Ça me vient sans doute de mon «Alexandrie». Les peuples paient une fois de plus la place des tordus qui ne pensent qu’à conserver le pouvoir, ça fait chier », dira-il de cette ville omniprésente dans sa filmographie.
(Interview Les Inrockuptibles, 26 mai 1999)
Un cinéma miroir de la société égyptienne
Gare Centrale (Bab el-Hadid,1958) est sans conteste son chef d’œuvre. Ce film, où il incarne le personnage principal, mêle histoire d’amour impossible et frustration sociale sur fond de critique de la société égyptienne. Un vendeur de journaux infirme, incarné par Youssef Chahine, est fou amoureux d’une vendeuse de boissons de la gare, jouée par Hind Rostôm, déjà promise à un bagagiste. La tension monte magistralement tout au long du film, le désir tourne à la schizophrénie dans un huis-clos baroque en noir et blanc qui a pour seul décor la gare. Le film à des accents de cinéma néoréaliste italien. Le choix de la gare, lieu de vie central au Caire, n’est pas anodin. Les histoires de vie des gens ordinaires s’y croisent, jusqu’à parfois se confondre.
« Tous ces gens comptaient pour moi car je me sentais marginal » soutient Youssef Chahine.
Un décor idéal pour dépeindre les maux d’une société encore conservatrice, notamment sur la question de la sexualité évoquée dans Gare Centrale.
Mais les films les plus politiques du réalisateur naissent après le choc de la défaite de 1967 lorsque qu’Israël remporte la guerre des Six jours contre l’Egypte.Ces productions doivent alors composer et apprendre à jouer avec la censure. Youssef Chahine a donc parfois dû tourner à l’étranger, et a vu certains de ses films interdits plusieurs années comme Le Moineauen 1972, ou L’émigréen 1994 Des barrières qui ne l’empêchent pas de poursuivre son travail et de conter la société égyptienne, comme il l’entend :
« J’aime cet écho qui me vient de la rue et qui augmente mon élan à vouloir. Je n’ai jamais eu aucune difficulté ni avec les gens, ni avec une certaine célébrité. (…) Ces gens sont le milieu d’où je sors et à qui j’appartiens, appartenance beaucoup plus importante que la possession des choses »
livre de Marie Claude Bénard
Dès lors, la question rurale, le socialisme ou les problèmes de corruption prennent une place importante dans l’œuvre du cinéaste. Chahine puise également son inspiration dans les grands noms de la littérature égyptienne, parmi lesquels Abderrahmane Al–Charkawi et Naguib Mahfouz. Cet emprunt littéraire a parfois conduit son cinéma à être davantage un cinéma d’auteur, ce qui l’a plus ou moins éloigné du public égyptien. Mais le cinéma indépendant peine à exister en Égypte : alors que les pouvoirs publics subventionnent de moins en moins le cinéma, Chahine crée sa propre maison de production en 1972, Misr International Film.
Puiser dans l’Histoire pour poser un regard sur les problématiques contemporaines
Si le cinéma de Youssef Chahine est parfois considéré comme un cinéma d’auteur, il a pourtant contribué à révéler des acteurs égyptiens parmi les plus populaires, comme Omar Sharif, inoubliable dans Lawrence d’Arabie.
« J’ai une grande rigueur avec les acteurs, je leur donne par avance les places, les mouvements et la vitesse de déplacement. Ensuite, je leur donne le texte » explique Youssef Chahine.
Un lien avec le public ravivé grâce à ses films d’épopées historiques, comme Saladin (Al Nasser Salah Al-Din, 1963). Ce film revient sur la reconquête de Jérusalem par le sultan d’Égypte et de Syrie, Saladin. Figure mythique de la culture arabe, à laquelle s’identifie les dirigeants égyptiens comme Nasser, Saladin incarne dans l’imaginaire collectif la grandeur régionale.Le film est une commande du pouvoir égyptien, avec un budget monstre. « Je n’ai jamais fait un film pour glorifier les politiques » se défendait cependant Youssef Chahine, bien que le film flirte avec la propagande de l’époque..
Alors que les Croisés occupent Jérusalem, Saladin part à la reconquête de la ville sainte. On y retrouve des personnages historiques phares comme Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste dans des décors impressionnants qui n’ont rien à envier aux grosses productions américaines.
Ses trois années d’études de cinéma aux États-Unis ont laissé une empreinte sur l’esthétique du film, ce qui s’illustre notamment dans des scènes de batailles grandeur nature. Entre duels, trahisons, et alliances, le subtil dosage de Chahine fait du film une fresque épique marquante, en proie avec la réalité historique. Youssef Chahine réalisera d’autres films historiques pour traiter des problématiques contemporaines, comme Le Destin (Al Massir, 1997), dans lequel il traite du danger de la montée de l’intégrisme religieux en mobilisant la figure du philosophe Averroès dans l’Andalousie musulmane du XIIème siècle.
Si Youssef Chahine est considéré comme la conscience cinématographique du monde arabe, le réalisateur tempère et revendique avant tout sa filiation avec le peuple égyptien. Sans verser dans le cinéma militant, les thématiques comme le socialisme arabe, la lutte contre l’injustice et la montée de l’intégrisme figurent en toile de fond de sa filmographie. Des sujets plus ou moins allégés par l’alternance des genres cinématographiques mobilisés par le cinéaste, jusqu’à la comédie musicale. Après 60 ans de carrière et plus de 40 films, celui qui s’est éteint en 2008 au Caire aimait à dire : « Quand il y a un film qui demande à être fait, cela ne naît jamais d’un caprice mais toujours de la situation économique, sociale et politique de la société égyptienne dans laquelle je vis ».
- Gare centrale de Youssef Chahine (1h17)
- Dimanche 10 octobre, 22h – Lumière Terreaux
- Lundi 11 octobre, 11h – UGC Confluence
- Mercredi 13 octobre, 11h15 – Comoedia
- Vendredi 15 octobre, 21h15 – Villa Lumière
- Saladin de Youssef Chahine (3h06)
- Lundi 11 octobre, 19h45 – Pathé Bellecour
- Vendredi 15 octobre, 20h – Comoedia
- Dimanche 17 octobre, 17h – UGC Confluence