Faisant la promotion du cinéma de patrimoine depuis quinze ans à Lyon, le Festival Lumière met à l’honneur chaque année des grands noms du cinéma et leurs films. Malgré des évolutions, les actrices et réalisatrices restent minoritaires et les hommes mis en cause pour des affaires de violences sexistes et sexuelles (VSS) y sont toujours célébrés.
Après avoir subi plusieurs dégradations au début de l’année, la plaque commémorant le Prix Lumière 2011 de Gérard Depardieu avait été enlevée par l’Institut Lumière en mai 2024. Lyon. 10 octobre 2024 © Nicolas Malarte

« Le mot patrimoine, il y a déjà le mot père dedans. Il dit bien ce qu’il veut dire ». Pour Raphaël Jaudon, universitaire et cofondateur du podcast cinéma Une invention sans avenir, il n’y a pas de surprise. Depuis 2009, le Festival Lumière fait la promotion du cinéma de patrimoine et célèbre un cinéma masculin et ses grandes figures. Sept ans après l’affaire Weinstein, un invité fait tache cette année : Alejandro Jodorowsky. 

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« Il a quand même avoué, en interview, avoir violé [l’actrice Mara Lorenzio ndlr] sur le tournage de El Topo [sorti en 1970] » rappelle Amandine Lach, membre de MeTooMedia et ancienne critique de cinéma. En 1969, sur le tournage de son film, il a effectivement raconté à un reporter que pour réaliser une scène de viol avec l’actrice Mara Lorenzio, qu’il « allait la frapper et la violer » ou encore qu’il « l’a vraiment violée ». Des propos tenus par un Jodorowsky âgé de 40 ans à l’époque, que le critique de cinéma Richard Crouse retranscrit dans un de ses livres

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S’il est impossible de retrouver de témoignage de l’actrice, dont on ne trouve plus de trace dans la vie publique, Alejandro Jodorowsky a publié en 2017 un post Facebook dans lequel il nie avoir véritablement violé Mara Lorenzio. Une publication répondant aux accusations de viol qui lui ont été adressées, sans jamais renier les propos tenus. Deux ans plus tard, lors d’une interview, le réalisateur plaidait le contexte des années 1970 : « ce sont des mots, pas des faits, une publicité surréaliste pour entrer dans le monde du cinéma ».

Sortir de la culture du viol

« Est-ce que Metoo a changé quelque chose ? Non, je ne pense pas », estime Amandine Lach. S’il n’y a eu ni plainte, ni enquête sur le cas Jodorowsky, « celui-ci est assez connu, reprend-elle, le fait de montrer cette figure, de le faire applaudir par un public, c’est quand même différent que d’avoir une présentation du film qui remettent en contexte les propos tenus ». Marine Longuet, membre du collectif 50/50 qui lutte pour la diversité, la parité et l’égalité dans le monde du cinéma, met la responsabilité sur l’équipe du festival. « Inviter ces gens-là, ça relève de la ligne éditoriale », explique l’assistante réalisation, « les personnes qui invitent […] sont coupées de la réalité des victimes et des agressions sexistes et sexuelles ». 

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Autre part dans le monde, le passé du réalisateur franco-chilien a pu faire polémique. En 2019, le Museo del Barrio à New York avait annulé une exposition rétrospective qui lui était dédiée, après des mobilisations s’opposant à cet hommage. Même chose à Paris en 2022, où le cinéma indépendant La Clef avait annulé au dernier moment la projection du film Santa Sangre avec la présence de Jodorowsky. Par un communiqué, l’équipe du cinéma rappelait que « la culture du viol, dont participent certaines déclarations du cinéaste, n’a sa place ni dans notre salle, ni sur nos écrans ».

Du côté du Festival Lumière, cette invitation fait écho à d’autres prises de position de Thierry Frémaux, directeur général de l’Institut Lumière. En janvier 2024 sur le blog de Mediapart, une tribune signée par plusieurs cinéphiles réclamait le retrait du Prix Lumière 2011 à Gérard Depardieu. « Il ne s’agissait pas d’une requête pure et dure mais de nouer le dialogue », précise Raphaël Jaudon, co-rédacteur de la tribune. 

« Je me contrefiche des affaires privées des gens »

Thierry Frémaux, directeur général de l’Institut Lumière

Comme seule réaction, une réponse a été diffusée sur la newsletter de l’Institut Lumière, le 11 mai, à une question écrite de Mediapart. « Ils n’ont pas voulu nouer un dialogue avec nous, ni avec personne d’autre d’ailleurs », se désole Raphaël Jaudon, à quelques jours de la nouvelle édition du festival. Délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux avait déclaré en 2023 au sujet de l’affaire Johnny Depp, accusé de violences conjugales: « Je me contrefiche des affaires privées des gens ». En 2024, questionné sur la possibilité d’inviter des acteurs ou réalisateurs accusés de VSS, celui-ci répondait : « La présomption d’innocence reste une valeur fondamentale, tout comme l’attention que nous devons porter aux témoignages des victimes ».

Contactée par L’Écornifleur, l’équipe du Festival Lumière n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations sur l’invitation de Jodorowsky. 

Des hommes qui célèbrent des hommes

Autre facette critiquée du festival : la place faite aux femmes dans les programmations. Titre honorifique dont le choix reste opaque, le Prix Lumière met à l’honneur chaque année des grands noms du cinéma. Cette année, c’est l’actrice française Isabelle Huppert qui est en tête d’affiche. Elle succède à Tim Burton, Jane Campion, Francis Ford Coppola, Catherine Deneuve, Jane Fonda ou encore Ken Loach. Entre 2009 et 2024, seuls quatre prix ont été remis à des femmes contre douze pour des hommes. Une situation qui s’améliore néanmoins : entre 2009 et 2015, tous les Prix Lumières étaient masculins. 

Cette asymétrie de genre, on la retrouve aussi dans les rétrospectives et les invités d’honneur du festival. Cette année, le public pourra revenir sur les carrières d’Isabelle Huppert, Matilde Landeta ainsi que celles de Fred Zinnemann, Toshiro Mifune et de Costa-Gavras. Sur les dix-neufs invités d’honneur, seulement cinq sont des femmes. 

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Amandine Lach et Marine Longuet s’accordent sur le fait que le festival met à l’honneur « le patrimoine mais pas de matrimoine ». Une tendance qui perdure depuis des années : sur les soixante-seize rétrospectives du festival, moins d’un quart est consacré à des femmes. Et sur les dix dernières années, elles représentent moins d’un tiers des invités.  

« L’arbre qui cache la forêt » 

Malgré une féminisation partielle, un point est salué par les cinéphiles : l’Histoire permanente des femmes cinéastes. Lancée en 2014, cette rétrospective revient chaque année sur le travail d’une grande femme du cinéma. Cette année, c’est Matilde Landeta, réalisatrice clé du cinéma mexicain des années 1950, qui sera à l’honneur.  « C’est une section sur laquelle le Festival communique peu, estime Véronique Le Bris, mais c’est intéressant car ça met à l’honneur des cinéastes dont on a très peu vu les films », poursuit la journaliste cinéma et fondatrice du site cinewoman

Reconnaissant que « c’est un des rares festivals de patrimoine qui a une sélection sur les femmes réalisatrices », Amandine Lach reste circonspecte. « Ce n’est pas un festival qui a l’ambition de repenser les représentations, estime l’ancienne critique, il y a quelque chose d’un peu [ambiguë, ndlr] avec cette programmation à côté d’un Jodorowsky ». Pour Raphaël Jaudon, cette rétrospective est « l’arbre qui cache la forêt ». « On connaît bien le Festival et aussi les limites de l’Institut et de son directeur sur les questions symboliques et d’engagement politique ».

Véronique Le Bris préfère plutôt féliciter le Festival Lumière, qui ferait mieux que les autres festivals de patrimoine. « Si j’avais une critique à faire par rapport à son attitude aux femmes, c’est qu’il ne donne pas de Prix Lumière aux réalisatrices ». En effet, seule Jane Campion a reçu ce titre en 2021. Plus largement, sur les 155 films du programme 2024, seuls dix-sept ont été réalisés par des femmes.


Mettre en avant les femmes du cinéma

En France, certaines initiatives tentent néanmoins de prendre le contre pied d’un cinéma exclusivement masculin. Créé en 1979, le Festival international de films de femmes de Créteil met chaque année à l’honneur de jeunes femmes cinéastes. De son côté, Véronique Le Bris a lancé en 2018 le Prix Alice Guy qui récompense chaque année un film de réalisatrice, majoritairement français. 

Ce prix a noué des partenariats avec des festivals de cinéma, comme le Nikon Film Festival ou le Festival international de cinéma de Marseille. 

« Faire une contre-histoire du cinéma »

S’il n’y a pas de « solution miracle »  pour tendre vers la parité et la prise en compte de la problématique des VSS selon Véronique Le Bris, elle n’est pas la seule à penser que les institutions du cinéma ont un rôle à jouer. Pour Raphaël Jaudon, « certaines institutions sont très conservatrices en refusant de se poser cette question-là », et cela malgré les demandes du grand public et de grandes figures engagées du cinéma. La faute à « un milieu très masculin, que ce soit dans la programmation ou les instances de patrimoine », explique Amandine Lach.  

La situation d’Alejandro Jodorowsky semble faire cas d’école. « Les festivals se disent qu’ils peuvent quand même programmer un film, car il n’y a pas de décision de justice reconnaissant des agressions ou des violences » se désole Marine Longuet. À l’inverse de la programmation du Festival Lumière, Véronique Le Bris souhaite que « l’on ne présente pas les films de ces personnes […] pendant un certain temps ». 

De son côté, Amandine Lach estime qu’il faudrait  « remettre en contexte [les films projetés] avec les actes, les procès et la parole des victimes » et aussi « valoriser d’autres cinémas ». Ce que résume Raphaël Jaudon, à « faire une contre histoire du cinéma ».

Nicolas Malarte