Auprès des grands studios américains, les critiques de presse n’ont plus la cote depuis quelques années. Allergiques aux mauvaises critiques qui pourraient cibler leurs films, les majors n’ont désormais d’yeux que pour les réseaux sociaux.
En bas à gauche, le créateur de contenu “frame0_”, en haut à droite “lala_cinema”. Au milieu, l’émission “Le cercle” sur Canal+ avec Philippe Rouyer. En bas à gauche, la revue qu’il dirige : “Positif”. Montage : TS/L’écornifleur.

« De plus en plus, les studios américains font de la rétention et tardent à montrer leurs films ». L’ancien président du Syndicat français de la critique de cinéma Philippe Rouyer, dans le métier depuis presque 40 ans, voit d’un mauvais œil cette tendance qui s’accélère. Sa critique du nouveau blockbuster américain Joker : Folie à deux ne paraîtra pas dans le dernier numéro de la revue Positif, dont il occupe la direction de publication : « la Warner ne nous a pas encore montré le film, ni aux autres journalistes parisiens », déplore-t-il.

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En marge de la Mostra de Venise qui s’est tenu en août dernier, c’est la profession toute entière qui poussait un cri d’alerte : « Le journalisme cinéma est en danger d’extinction ». La tribune, signée par une cinquantaine de critiques de la presse internationale, met en lumière l’état du métier. Boudés par les stars qui ne leur ont accordé aucune interview pendant l’événement, les journalistes et critiques se retrouvent sans réponse et sans matière pour leurs articles. Une décision « influencée par les studios américains et soutenue par de nombreux publicistes », selon les signataires.

« De plus en plus, les studios américains font de la rétention et tardent à montrer leurs films »

Philippe Rouyer, critique (revue Positif et Canal +)

Si la sonnette d’alarme est tirée aujourd’hui, cela fait déjà quelques années que les professionnels du secteur font face à ces difficultés. Ils assistent, impuissants, à un verrouillage toujours plus sévère de la part des studios américains lorsqu’il s’agit de la promotion de leurs films. Et quand de rares « projections presse » sont organisées, elles sont pour la plupart accompagnées d’un « embargo », interdisant aux critiques de publier leur article jusqu’à quelques jours avant la sortie du film. « Avant, les films sortaient d’abord aux États-Unis puis plus tard en France, mais ce n’est plus le cas à cause du piratage. Les studios ont donc d’autant plus peur qu’il y ait des articles défavorables avant leur sortie mondiale », analyse Philippe Rouyer. Lors du dernier festival de Cannes, le syndicat CFDT dénonçait quant à lui des pressions auprès de certains journalistes dont les critiques auraient déplu

Les studios ont des nouveaux chouchous

Alors que les studios semblent vouloir éliminer les critiques de l’équation, d’autres ne sont pas en manque d’invitations, et entretiennent avec eux une relation toute autre. « Ce qu’il y a de nouveau, c’est le ciblage de certains distributeurs sur les réseaux sociaux. Parfois les attachés de presse nous disent qu’il n’y a pas de projection presse, mais on sait qu’il y a déjà eu des projections organisées seulement pour les influenceurs ou youtubeurs », raconte N.T Binh, critique et codirecteur de la revue Positif.

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Pierre Fernandez, connu sous le pseudo de « Frame0_ », a plus de 100 000 abonnés sur le réseau TikTok. À 29 ans, il est l’un des créateurs de contenus français autour du cinéma les plus suivis de la plateforme. Au rythme d’une vidéo tous les deux ou trois jours, et ce depuis quatre ans, il donne son avis sur les nouvelles sorties : « J’essaye de développer davantage mes critiques tout en restant quand même assez proche du public jeune de TikTok », précise-t-il. De Lyon, il se rend environ trois fois par mois à Paris pour assister à des projections presse ou des « projections influenceurs ». « Lors de ces projections réservées aux influenceurs, les distributeurs organisent tout un événement autour du film : tu peux voir les acteurs, prendre des photos avec eux, des activités sont proposées… »,  raconte-t-il. Après la séance, Pierre Fernandez partage à sa communauté ce qu’il pense réellement du film, mais il avoue lui-même être influencé par ces conditions particulières de visionnage.  

Pour les studios, le calcul est facile. Organiser ce genre de séance permet de décupler leur force de frappe communicationnelle, et bâillonner la presse réduit le risque d’avoir des mauvaises critiques avant la sortie. « Quel est l’intérêt pour les studios de faire des projections presse, alors que ce genre de soirées va faire des milliers de likes sur les réseaux ? », fait mine de s’interroger le TikTokeur. Lui-même, il lui arrive de plus en plus fréquemment d’être en concurrence avec des influenceurs qui ne parlent jamais de cinéma. « J’ai galéré à aller à la séance pour voir Dune 2, il n’y avait que des influenceurs dans la mode, des footballeurs et des célébrités », se souvient-il. Le rapport de force se joue maintenant au nombre de likes potentiels.

Critiques ou avis sponsorisés

Ces « voix plus sûres » pour les studios, comme les appelle Philippe Rouyer, font même parfois partie intégrante de la stratégie de communication des majors. Aujourd’hui et malgré sa centaine de milliers d’abonnés, TikTok ne verse pas plus de 100 € par mois à Pierre Fernandez. Obligé d’effectuer un travail alimentaire pour payer son loyer, le jeune homme peut également compter sur les revenus de certaines vidéos sponsorisées. « On est régulièrement contactés par des distributeurs pour faire la promotion d’un film, auquel cas, on gagne de l’argent », explique-t-il. « Mais dans ce cas-là, j’évite de faire des critiques. Je rappelle juste les grands acteurs et le thème. Pour le dernier Transformers, j’ai dû refuser car ils voulaient absolument que je donne mon avis et je savais que je n’allais pas trouver le film incroyable. » Il l’avoue : « Ce n’est pas le cas de tout le monde. Certains peuvent même dire que c’est le meilleur film de tous les temps alors qu’ils ont été payés. »

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« Certains font une croix sur cette économie-là, mais ils n’en vivront jamais »

Pierre Fernandez, créateur de contenu cinéma sur TikTok

Pour les créateurs de contenus, ces offres deviennent de plus en plus fréquentes. « On est très sollicité depuis six ou huit mois, et surtout quand il y a une rémunération derrière », témoigne Clélia Chemin, suivie sur TikTok par plus de 66 000 personnes sous le pseudo « lala_cinema ». Côté tarif, c’est souvent 500 € pour une vidéo, mais sa « plus grosse collab » s’est élevée à 2000 €. Dans l’économie de TikTok, ces revenus sont indispensables si les créateurs ambitionnent d’en faire leur activité principale. « Certains font une croix sur cette économie-là, mais ils n’en vivront jamais. J’aimerais bien pouvoir m’en passer mais ça me prend tellement de temps et j’aimerais tellement pouvoir en vivre que j’accepte. Mais ce n’est pas pour autant que j’accepte tout », affirme Pierre Fernandez.

Comment continuer à penser les films ?

Il arrive également que les créateurs de contenus soient rémunérés sous forme de visibilité. Avant la sortie du film Le Comte de Monte-Cristo en juin dernier, Clélia Chemin, Pierre Fernandez et d’autres créateurs de contenu cinéma ont été choisis et invités par TikTok pour voir le film lors d’une soirée spéciale, nuit dans un hôtel cinq étoiles comprise. Seule obligation tacite : faire a posteriori une vidéo soit sur la soirée, soit sur le film, au choix. Sur la vidéo postée par Pierre Fernandez, on peut l’apercevoir aux côtés de l’acteur principal Pierre Niney, ou recevant en cadeau le livre réédité à l’occasion du film. Il est choyé par la plateforme chinoise et Pathé, le distributeur du film. Une fois postée, TikTok amplifie cette vidéo en augmentant sa visibilité, augmentant ainsi le nombre de vues et d’abonnements aux créateurs de contenus.

« La critique ne peut se concevoir qu’à l’égard d’une indépendance totale »

Laurent Delmas, critique sur France Inter

« La critique ne peut se concevoir qu’à l’égard d’une indépendance totale », affirme le critique de France Inter Laurent Delmas. Or, « Les producteurs et distributeurs ont trouvé un nouveau terrain de jeu, où la critique n’est pas centrale », analyse-t-il. D’ailleurs, Pierre Fernandez le dit : « Même si mon travail se rapproche du leur, je ne me considère pas critique, car je ne suis pas dans ce truc de “pureté d’âme” ». Si le scénario se confirme, sera-t-il encore possible de continuer à penser les films ? Pour Philippe Rouyer, « si vous supprimez le discours de la critique autour du cinéma, il ne restera que celui autour de la promotion. Ce discours sera donc celui de ceux qui ont de l’argent. Et on ne parlera plus d’autre chose. »

Tom Sallembien