Mal absolu de l’ère du streaming et des réseaux sociaux, les « spoilers », délits d’initiés commis par des consommateurs de films et de séries trop pressés et trop bavards, agacent autant qu’ils interrogent : pourquoi est-ce que certains ne peuvent pas s’empêcher de tout « divulgâcher » ?


« Ça gâche de ouf, c’est nul ! » : Nicolas, qui attend une amie devant le cinéma Comoedia dans le 7ème arrondissement de Lyon pour voir Simone, le voyage du siècle , le biopic sur Simone Veil d’Oliver Dahan, a « horreur » des spoilers.


Avec ses amis, ils sont « réglos là-dessus » et ne prennent aucun risque en allant voir les films ensemble. Mais ça n’empêche pas les mauvaises surprises sur les réseaux sociaux où l’architecte de 27 ans craint à tout moment de se faire « spoiler sans même vouloir ».

Les films mais surtout les séries sont devenus les objets de toutes les précautions pour éviter les « spoilers », la révélation d’éléments importants de l’intrigue, qui mettent en péril le suspens en dévoilant le dénouement avant l’heure.

Les plateformes de streaming combinées aux réseaux sociaux, où n’importe qui peut « divulgâcher » un film ou le dernier épisode d’une série à une audience considérable, ont créé un cocktail détonnant.

« Aujourd’hui, le problème des spoilers réside dans le fait qu’un grand nombre de séries télévisées sont regardées à la demande, de sorte que les gens consomment les mêmes histoires à des jours ou des heures différents », explique pour l’Ecornifleur Benjamin K. Johnson, professeur associé à l’Université de Floride, qui a publié plusieurs articles universitaires sur les spoilers.

Marguerite et Rémi, 23 ans tous les deux, sont en couple depuis un an et demi. Entre eux, les spoilers ne sont pas pris à la légère. Et ils ont encore en travers de la gorge les fois où le suspense de leurs séries préférées a été sacrifié sur l’autel du spoil. Mais ils se souviennent aussi très bien de la fois où ils ont vu leur ami Roméo se liquéfier après que Marguerite « a dit qu’un personnage important de Game of Thrones mourrait ».

« J’ai trouvé ça super drôle sur le moment puis quand j’ai vu sa tête j’ai compris que non », se remémore Marguerite. « J’avais vu sur Facebook qu’il mourrait donc je pensais qu’il le savait », tente-t-elle de justifier. « J’ai retiré un peu d’émotion à son épisode, il l’a peut-être mieux vécu, il aurait peut-être été traumatisé », explique Marguerite, qui essaie de dédramatiser son geste. « Ça venait pas d’un bon sentiment à mon avis », rigole Rémi à côté.


Narcissisme et sadisme du quotidien

Si des amis à la langue trop bien pendue peuvent parfois entamer le suspense d’un film ou d’une série, les spoilers sont beaucoup plus présents en ligne, « où les gens ont moins de filtres », avance pour l’Ecornifleur Judith E. Rosenbaum, professeure associée en études médiatiques et présidente du département de communication et de journalisme de l’Université du Maine, aux Etats-Unis.

« Avec les réseaux sociaux, spoiler peut vous apporter beaucoup d’attention. Même si c’est négatif. Lorsque vous postez un spoiler, il va y avoir beaucoup de commentaires », poursuit la chercheuse.

En effet, un rapide tour sur Twitter permet de se rendre compte des débats à n’en plus finir que provoquent les spoilers : @ComicsGuardian, un Youtubeur cinéma et jeux vidéo avec un peu plus de 6000 abonnés, s’en prend par exemple violemment à un autre influenceur qui a dévoilé la suite de House of the Dragons, la série de HBO : « L’irrespect en une vidéo. Manque de respect aux personnes qui ont travaillé sur la série et manque de respect aux personnes qui attendent de voir l’épisode à la date prévue », écrit-il samedi 22 octobre.

Mais très vite, les followers de @ComicsGuardian s’affolent à leur tour et des dizaines de commentaires apparaissent sous le tweet : « Arf ! Et c’est ton RT [retweet] qui me spoile du coup. Ahh jsuis dégoutée », répond une twittos, happée malgré elle dans la grande chaîne du spoil.

Pour les communautés de fans, connaître la fin d’un film ou d’une série peut aussi contribuer au capital social des aficionados. En adoptant les théories de Pierre Bourdieu, Thaiane Oliveira et Melina Meimaridis, dans une des seules études portant sur le plaisir de spoiler publié en 2018 dans le Journal of Audience and Reception Studies, estiment que l’information peut devenir un instrument de pouvoir dans une communauté de fans.

« On peut penser à une relation de pouvoir : quelqu’un a une connaissance de plus que l’autre et fait le choix délibéré de le partager, non pas pour améliorer le bien-être de l’autre, mais peut être par plaisir de faire souffrir l’autre », suppose Patricia Cernadas Curotto, doctorante au Centre interfacultaire en sciences affectives de l’Université de Genève.

Patricia Cernadas Curotto a notamment travaillé sur la schadenfreude, « joie malsaine » en allemand, qui désigne le plaisir que l’on peut éprouver en observant le malheur chez les autres : « Ce sont des réactions de joie et de plaisir. Des régions du cerveau qui codent pour tout ce qui est récompense sont activées dans une situation de souffrance de l’autre ».

Mais à la différence de la schadenfreude, le plaisir de spoiler découle d’une action intentionnelle, où la personne qui spoile cherche activement à provoquer le malheur chez l’autre : « Pour les spoilers, ça doit être un cas de sadisme mais très très très léger. Peut-être un des cas les plus communs finalement », analyse pour l’Ecornifleur la chercheuse en psychologie affective.

Comme Patricia Cernadas Curotto, Benjamin K. Johnson de l’Université de Floride soupçonne les personnes qui scorent haut sur les tests relatifs à la « triade noire » des traits de personnalité -machiavélisme, narcissisme, psychopathie-, « les personnes qui contrôlent, sont obsédées par elles-mêmes ou indifférentes aux sentiments des autres », d’être plus enclines à partager des spoilers.

Spoiler la fin d’un film ou d’une série peut aussi être motivé par un désir de vengeance, une forme de justice restaurative après avoir été soi-même l’objet d’un spoil. Après que Marguerite lui a gâché son feuilleton, Roméo a décidé de lui rendre la monnaie de sa pièce.

« Il m’a annoncé la mort de mon personnage préféré dans Narcos. Je l’ai assez mal vécu », raconte Marguerite, encore émue. Il m’a dit : « Tu vois C******, dans deux épisodes, il meurt ». Elle a, depuis, donné à son poisson rouge le nom du personnage. « Pour Roméo, c’était de la vengeance. C’était plus des représailles qu’autre chose », dit Rémi, encore hilare en se rappelant l’épisode.


Des « divulgâcheurs » qui vous veulent du bien

Heureusement, dans la grande majorité des cas, les personnes qui spoilent sont avant tout des gens maladroits, qui ne se rendent compte de leur bourde que trop tard : « J’ai spoilé Marguerite tout à l’heure, mais j’ai pas fait gaffe », relate par exemple Rémi, qui a dévoilé la fin d’une vidéo YouTube qu’ils avaient commencé à regarder ensemble.

Les personnes qui spoilent sont aussi juste, peut-être, un peu trop joueuses. « Il n’y a pas forcément une raison malsaine de spoiler, peut-être qu’il y a juste une envie de l’ordre de la taquinerie : qui aime bien, châtie bien », rassure Patricia Cernada Curotto.

D’ailleurs, certains cinéphiles ou amateurs de séries décident parfois par eux-mêmes de se spoiler. Pour éviter une trop grande déception ou parce que le suspense est intenable. Et « les personnes qui aiment les spoilers sont probablement plus susceptibles de les partager », indique Benjamin K. Johnson.

Judith E. Rosenbaum raconte que pour certaines séries ou la fin était jugée très décevante, comme pour How I Met Your Mother, « les fans envoyaient des indices sur les forums, en se spoilant les uns les autres pour se protéger mutuellement ». Certaines personnes qui spoilent veulent donc réellement du bien aux autres.

Spoiler, avec modération, peut même devenir un moyen pour les producteurs de série de garder leur audience captivée : « donner des indices est un moyen de faire parler les fans », confirme Judith E. Rosenbaum.

Il ne faudrait donc en définitive pas tant se méfier des personnes qui spoilent. Et encore moins des spoilers. « Les gens croient que les spoilers sont nuisibles, donc ils ne les aiment pas. Mais les recherches menées jusqu’à présent montrent que les gens s’en inquiètent trop », relève Benjamin K. Johnson. Pourtant de nombreuses enquêtes et expériences le prouvent : « les spoilers ont un effet minime, voire nul, sur le plaisir ».