En 1993, la réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion recevait la Palme d’Or pour La leçon de piano, imprimant d’une marque indélébile l’histoire du cinéma. Pourtant, il y a quelques jours encore, je n’avais jamais vu ce film culte qui sera projeté lors de la séance de clôture du Festival Lumière 2021. Presque trente ans après sa sortie, voici ma critique.

La leçon de piano, sorti dans les salles obscures en 1993 alors que je n’étais pas encore née, fait partie de ces grands classiques dont le nom évoque inévitablement quelque chose. Pourtant, bien que cinéphile amateure, mon désintérêt pour les films d’époque romantiques m’en avait jusque-là tenu éloignée. Lorsque je m’aventure sur Internet pour en apprendre un peu plus, les qualificatifs élogieux s’étirent à l’infini : “Film culte”, “chef d’œuvre féministe” ayant “frappé les esprits”, “très grand succès critique”… De quoi, finalement, titiller ma curiosité. C’est donc avec enthousiasme et détermination que je clique sur le bouton “lecture”. Me voilà partie pour 121 minutes dans la Nouvelle-Zélande du XIXème siècle. Attention, spoilers !
Plongée dans la société victorienne
Longues robes austères, ombrelles en dentelle et chapeaux dissimulant les visages des femmes qui les portent… La leçon de piano est une histoire de passion(s), mais c’est avant tout un voyage dans le temps, une plongée historique dans l’ère victorienne. L’ambiance est froide et les paysages rocailleux – dissimulés derrière un épais brouillard – intimidants. Malgré mes a priori sur les films d’époque, je dois reconnaître que Jane Campion recrée à merveille un cadre “romantique”, digne des sœurs Brontë ou de Jane Austen, propice à l’exploration du sentiment amoureux et de sa complexité.
Ada McGrath, jouée par Holly Hunter, est une jeune femme muette envoyée d’Ecosse par son père pour épouser Alistair Stewart, un colon néozélandais avec lequel elle n’entretient qu’une relation épistolaire. Si la langue des signes lui permet de communiquer avec Flora, sa fille, ses émotions ne s’expriment véritablement qu’à travers son piano. Lorsqu’elle débarque en Nouvelle-Zélande, son nouveau mari refuse de transporter l’instrument qui reste échoué sur la plage avant d’atterrir chez Baines, voisin et ami de Stewart. Ce dernier, visage marqué de motifs maoris, propose à Ada un obscur marché auquel elle se soumet plus ou moins volontairement pour regagner son piano et retrouver sa voix.
Romantique, vraiment ?
“Il y a un moyen de récupérer ton piano. J’aimerais qu’on trouve un accord. Il y a des choses que j’aimerais faire pendant que tu joues. Si tu me laisses, tu peux le récupérer.” Ces mots de Baines scellent le fameux “accord” : en répondant à ses fantasmes toujours plus pressants, Ada pourra reprendre possession de son piano, touche par touche. D’abord une caresse sur l’épaule, puis un baiser dans le cou, chaque instant d’intimité se marchande. La jeune femme s’exécute, certes, mais son embarras crève l’écran et me met mal à l’aise.
Certains verraient sûrement dans les hésitations d’Ada la peur d’une tension sexuelle naissante avec cet homme intimidant, sauvage. J’y ai davantage perçu une relation à sens unique, attisée uniquement par le désir masculin. Une Ada soumise, contrainte de concéder petit à petit sa pudeur pour reconquérir une partie d’elle-même, son piano. Pour la réalisatrice néo-zélandaise, “cet homme primitif voulait qu’elle transfère l’attention qu’elle portait au piano vers lui. Mais c’était impossible.”
Impossible ? Pas vraiment. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque, subitement, la tendance se renverse et Ada se découvre un désir ardent pour Baines. A cet instant, envolée la gêne, place à la perplexité quant au traitement du développement du sentiment amoureux…L’amour passionnel peut-il naître d’un contrat où le consentement n’est pas au rendez-vous ? Est-ce cela, le summum du romantisme ?
Filmer le désir féminin
Mis à part ces quelques réserves, La leçon de piano trouve un écho très contemporain en interrogeant la place du désir féminin au cœur d’une société patriarcale. Lorsqu’Ada décide de donner libre cours à ses sentiments pour Baines, elle le paie au prix fort : Stewart, son mari, tente de la violer et lui coupe un doigt à la machette en guise de mise en garde.
Si je ne devais retenir qu’une chose, c’est le regard pudique et sensuel que Jane Campion porte sur l’attirance physique. La leçon de piano, ce n’est pas une histoire d’amour à l’eau de rose (ouf), mais bien une palette d’émotions subtiles, de sentiments étouffés qui s’entremêlent. Le contraste entre le mutisme d’Ada et la puissance des désirs qui éclatent au grand jour est saisissant et fait de ce film une œuvre tout à fait atypique.
Avec le trio femme, mari, amant, le scénario emprunte au classique du drame passionnel. Une petite subtilité est toutefois à noter : “La leçon de piano est une relation triangulaire mais il y a un quatrième personnage, le piano”, confie la réalisatrice en 2014 au micro de Patrick Cohen. C’est notamment sur une pièce de son piano qu’Ada gravera sa déclaration d’amour à Baines, déclenchant les foudres de Stewart. Le piano, révélateur des pensées les plus intimes de la jeune femme, apporte au film une dimension sensorielle. Les mélodies composées par Michael Nyman, tantôt grisantes tantôt graves, m’ont donné la chair de poule. Comme quoi, La leçon de piano a su la faire vibrer, ma corde sensible.