Qui sont les critiques de cinéma ? Comment travaillent-ils·elles ? Comment les critiques féministes secouent-elles la profession ? Alors que certain·es d’entre eux·elles vont arpenter les salles obscures du Festival Lumière, c’est l’occasion de se pencher sur cette pratique phare du 7e art. Regards et méthodes différentes, l’Écornifleur vous invite à découvrir ce métier aussi connu que fantasmatique. Laurent Delmas est critique de cinéma et producteur, il co-anime tous les samedis l’émission « On aura tout vu » sur France Inter. Critique de cinéma et rédactrice en chef ajointe du magazine bénévole féministe Sorociné, à 27 ans Léon Cattan propose une nouvelle perspective de la critique ciné.
L’Écornifleur : Pour commencer, qu’est-ce que l’art de la critique ? Comment la définir ?
Laurent Delmas (LD) : La première pierre de la critique, c’est concevoir l’œuvre d’art comme une proposition. À nous ensuite de nous en saisir ou pas, de les aimer ou pas, un peu ou beaucoup, de les défendre ou de les condamner, etc. De là, les avis qui naissent de cette proposition doivent aussi être aussi libres. C’est un exercice de subjectivité, c’est-à-dire l’expression d’un regard sur la proposition en question. Après, on peut partager intégralement ce regard ou pas du tout. La critique aussi est une proposition sur un objet qu’on a vu, et d’autres critiques feront d’autres propositions. Il suffit de lire la même semaine, Télérama, Le Figaro, Les Inrocks, d’écouter France Culture, France Inter, RTL, et sans oublier les Cahiers de cinéma et Positifs, pour savoir qu’il n’y a pas un avis universel. Il y a plusieurs avis qui divergent et qui peuvent encenser ou démolir le même film d’un support à l’autre.
Léon Cattan (LC) : Il faut d’abord savoir que les critiques ne sont quasiment jamais que des critiques, iels sont aussi souvent des journalistes. J’opère une différence entre les deux car selon moi le rôle d’un journaliste, c’est d’informer. Il y a cette forme de primauté de l’information, du devoir d’informer la population. La critique en revanche c’est davantage affirmer un point de vue. Même si, la neutralité n’existe pas dans le journalisme et qu’on ne peut jamais délivrer une information de manière neutre, il y a quand même cette nécessité d’aller vers le plus d’exhaustivité possible. Ce n’est pas le cas avec la critique, parce que c’est essentiellement défendre un angle. Pour le rédacteur c’est aussi mettre des mots sur ce qu’on a ressenti, amplifier des sentiments qui ont été éprouvés au visionnage d’un contenu.
L’Écornifleur : Attardons nous un peu plus sur le métier lui-même. Quel est votre regard dessus, comment est-ce que vous le qualifieriez ?
LD : On a pu dire qu’en réalité tous les spectateurs français étaient des critiques de cinéma. Ça m’amuse, mais c’est juste ! Ce que font les spectateurs en sortant du cinéma, dès lors qu’ils parlent à leurs amis, leurs voisins, leurs parents, c’est un exercice de critique. Mais il y a l’idée qu’un critique de cinéma n’est pas un spectateur tout à fait comme les autres. On ne va pas être payé pour avoir un avis. Il s’agit donc de professionnaliser une pratique, qui pour la plupart des gens, reste de l’amateurisme. Dans ces cas-là, il faut s’interroger sur ce que le métier de critique apporte de plus qu’une pratique amateur. Je pense que c’est d’abord une connaissance plus forte de ce qu’est le cinéma, son histoire, son patrimoine, ses genres. Le cinéma a plus d’un siècle d’existence il s’agit donc de le regarder aussi par rapport à cette entièreté-là. Le cinéma c’est le produit de l’histoire donc mais c’est aussi un agrégat des arts précédents. C’est de la peinture, du roman, du théâtre, de l’architecture, de la musique. Je pense donc qu’on ne peut pas avoir une position critique sur le cinéma, sans penser à ces autres arts. Finalement, si on cherche les singularités du métier, on les trouve, dans une dimension à la fois patrimoniale, mais aussi d’inscription dans un continuum artistique, de plus grande ampleur.
LC : Comme le milieu du journalisme, le milieu de la critique est un monde très masculin. Pendant longtemps, et c’est encore le cas, la gente masculine blanche et bourgeoise s’est attribuée le monopole du bon goût. La cinéphilie en général c’est quelque chose de très masculin. Et en résulte, le fait que tous les réalisateurs, les films que l’on encense, ce sont des films d’hommes, avec des hommes et pour les hommes.
Le male gaze [regard masculin, NDLR] n’est pas qu’à l’écran, c’est aussi à l’écrit.
Parfois, on lit des textes dans lesquels la plume est complètement conduite par le regard sexualisant du critique. Aussi, il y a un problème dans la presse culturelle ‘à la française’ qui adopte une sorte de posture de dédain de la politique, en disant que l’art et la politique, ce n’est pas la même chose, et que l’art qui serait trop politisé ne serait pas de l’art. L’idée qu’il faut « Séparer l’homme de l’artiste », tout ça c’est une mentalité qui persiste et contre laquelle on se bat.
L’Ecornifleur : Instant confession… concrètement, comment est-ce qu’on écrit une critique ?
LD : À la racine de toute critique : un choix. Je choisis les films dont je parle car en France entre 10 et 15 films sortent chaque semaine. Ensuite, je ne reçois pas de commande d’un rédacteur en chef qui me dirait d’écrire sur tel ou tel film. Je choisis les films dont je veux parler et dans l’émission on parle chaque semaine de cinq ou six films. À titre individuel, je ne prends pas de notes pendant les projections parce que j’en suis tout simplement incapable, je préfère m’immerger dans une oeuvre.
LC : Chez Sorociné, on reçoit des invitations presse réservées à des journalistes ou alors des liens de visionnage. C’est d’ailleurs une option assez arrangeante car l’écrasante majorité des projections presse se déroulent à Paris. Elles ont quasi toutes lieu sur les Champs-Elysées, et ce, en milieu de journée. Pour nous, c’est totalement incompatible avec nos autres occupations [Sorociné est un média bénévole, NDLR]. Avant le visionnage d’un film, j’aime me renseigner et noter les infos générales dans un carnet (réalisateur, casting, etc…). Une fois la séance terminée, je note toutes mes remarques. Mais maintenant que j’ai un peu plus d’expérience, quand je regarde un film, je suis déjà en train d’écrire la critique dans ma tête. Aussi, j’aime adopter une approche davantage collaborative en parlant avec mes collègues de leurs remarques sur un film ou sur l’angle d’une critique.
L’Ecornifleur : Chez Sorociné, vous êtes des spécialistes du cinéma féministe, comment caractériseriez-vous une critique féministe ?
LC : Quand on parle de films féministes, on rencontre généralement deux cas. Soit il s’agit d’un film qui traite directement d’un sujet féministe. Par exemple, Le Consentement de Vanessa Filho est avant tout un film féministe autant sur le fond que sur la forme. Soit, et c’est généralement le cas des médias spécialistes de la culture, on se concentre sur la forme avec parfois un prisme féministe. Chez Sorociné, notre parti pris est de concilier les deux ; le fond et la forme. Nous ne voulons pas seulement nous arrêter à une critique superficielle des thématiques abordées dans le film mais nous souhaitons aussi nous questionner sur la forme notamment sur la mise en scène.
L’Ecornifleur : Et pour finir, on ne pouvait pas ne pas poser une question sur le Festival Lumière qui a commencé samedi dernier. En quoi est-il singulier ?
LD : Le Festival Lumière est singulier parce qu’on y voit majoritairement des films anciens et patrimoniaux, c’est-à-dire des films qui font partie intégrante de l’histoire du cinéma. Le cinéma, c’est certes une actualité, mais c’est aussi une mémoire. Il ne peut pas y avoir l’un sans l’autre. La plupart des festivals présentent des nouveaux films et des avant-premières avec quelques éclairages rétrospectifs. Le festival Lumière a pris un contre-pied, c’est une contre-proposition qui me semble absolument nécessaire.
Qui se sent légitime à Cannes à part Thierry Frémaux ?
Léon Cattan
LC : Personnellement, je ne suis jamais allée au Festival Lumière mais j’apprécie davantage les petits festivals aux gros. Les frontières entre les gens sont plus poreuses. Ce sont des expériences collectives assez galvanisantes où l’on peut rencontrer l’ensemble des personnes qui participent à la conception d’un film : techniciens, acheteurs, etc… Même si c’est difficile de ne pas y aller quand on est un professionnel du cinéma, je ne suis pas très fan des gros festivals de ciné comme Cannes. Ça représente une facette du cinéma qui ne m’intéresse pas trop. C’est un très gros marché du film où le côté business est inéluctable. D’autant plus, qu’il promeut une forme de culture légitime et ça peut être très violent symboliquement. Les pastilles sur les accréditations définissent des hiérarchies entre les gens. Même si je ne viens pas d’un milieu populaire, on ne se sent pas très légitime là-bas. En réalité, qui se sent légitime à Cannes, à part Thierry Frémaux ?
Les trois film féministes qui ont marqué l’année 2023 de Léon Cattan
Toute la beauté et le sang versé, Laura Poitras
« Si généralement les biopics fictionnalisant la vie d’un personnage principal à qui on va essayer de faire coller à des clichés ; ici la symbiose est parfaite. Les allers et retours entre la vie de Nan Goldin, son art et l’impact du collectif dans la création artistique sont parfaitement maîtrisés.»
Jeanne et le garçon formidable, Olivier Ducastel et Jacques Martineau
« Cette comédie musicale des années 90, centrée autour relation amoureuse entre femme et homme séropositif, est bluffante. La protagoniste principale entretient des relations avec de nombreux partenaires et refuse le couple, tout ça sans stigmate. Malgré des maladresses, le film et ses chansons demeurent très politiques et abordent des sujets assez novateurs.»
Anatomie d’une chute, Justine Triet
« Tout le monde s’accordera à le dire, c’est un des films les plus mémorables de l’année. Il est particulièrement intéressant car il adopte une réelle une démarche féministe qui elle-même se distille dans la démarche artistique. Un très juste équilibre entre sexisme, justice et déséquilibres dans le couple.»
Clémence MARTIN et Méline PULLIAT