Première réalisatrice lauréate de la Palme d’or en 1993 pour sa Leçon de piano, la néo-zélandaise Jane Campion est à l’honneur de la treizième édition du Festival Lumière. Attachée à mettre la marginalité en lumière, elle recevra le prix Lumière, « Nobel du cinéma », le 15 octobre prochain pour l’ensemble de sa carrière. Portrait.
C’est au travers d’une caméra que Jane Campion a choisi de dépeindre sa réalité et sa vision du monde, à défaut de la peindre sur une toile, elle qui « n’a jamais rien fait de très bien » avec des pinceaux. Car si la réalisatrice et scénariste néo-zélandaise a le succès qu’on lui connaît aujourd’hui, elle aurait pu prendre une toute autre voie.
Après des études d’anthropologie à Wellington, elle quitte sa terre natale en 1976 pour rejoindre Londres, où elle change de filière pour se lancer dans la peinture. Un art qu’elle poursuit en Australie, au College of the Arts de Sydney, sans grand succès… Pour elle, ce sera le septième art : elle réalise son premier court-métrage, Tissues, en 1980, et débute un cursus à l’Australian Film Television and Radio School, dont elle sortira diplômée.
Jane Campion en 6 dates
30 avril 1954 : Naissance à Wellington (Nouvelle-Zélande)
1986 : Palme d’or du court-métrage pour An Exercise in Discipline – Peel
1989 : Sweetie, son premier long-métrage
1993 : Palme d’or pour La Leçon de piano
2014 : première cinéaste présidente du jury du Festival de Cannes
2021 : première réalisatrice à recevoir le Prix Lumière du Festival du film du Grand Lyon, pour l’ensemble de sa carrière
Dénoncer les carcans sociétaux
L’art, ce sont ses parents qui l’initient dès son plus jeune âge. Edith, actrice, et Richard Campion, directeur de théâtre, jouant les pièces de Shakespeare dans une compagnie. Pourtant, la jeune Jane n’apprécie guère le théâtre, qu’elle trouve « surfait » et loin de la réalité. Le côté décalé, parfois loufoque, de ses parents ne passe pas non plus : « enfant, j’étais assez critique à leur sujet, rêvant de me couler dans la moule d’une famille « normale », d’autant que la société néo-zélandaise est très conformiste », dira-t-elle quelques années plus tard. Un désir de normalité rapidement abandonné, elle qui tâchera de s’attacher inlassablement à celles et ceux qui repoussent le conformisme sociétal. Son cinéma, poétique et reconnaissable à son rythme lent et contemplatif, s’oppose à la société normée et met la lumière sur la déviance, dans un sens large. « Les gens dont la société a honte et qu’elle met de côté sont les seuls que j’aime, qui m’intéressent et que je respecte. La société est un rouleau compresseur effrayant », confiera-t-elle à ELLE en 2013, forgeant son style dans la dénonciation des vies toutes tracées. Abus sexuels dans le monde du travail dans After Hours, inceste dans A Girl’s Own Story, troubles du comportement alimentaire avec les personnages de Sweetie ou sexualité dans La Leçon de Piano ou Portrait de femme : les thèmes abordés sont forts, déroutants, mais toujours traités avec sincérité.
Femmes, fortes et fières
Ada dans La Leçon de piano, Frannie dans In the Cut ou Janet Frame dans Un ange à ma table : ce qui marque chez Jane Campion, ce sont les rôles féminins. Elle met en scène des femmes atypiques, fortes, libres, celles que la société rejette et qu’elle accueille dans son monde, les sublimant à l’écran. Une inclination qui trouve peut-être sa source dans l’enfance, quand sa mère lui montre Belle de Jour de Luis Buñuel : l’histoire d’une femme qui, sexuellement insatisfaite, se tourne vers la prostitution, dans le dos de son mari. Un rôle de femme complexe qu’aurait pu écrire Jane Campion. Portés par une quête de liberté et d’indépendance, ses personnages féminins ne sont plus les objets de désir des hommes, mais des personnages actifs dont les émotions sont mises en valeur. Derrière sa caméra, elle pose un regard singulier sur les femmes qui tranche avec la vision masculine, omniprésente au cinéma, du corps féminin sexualisé : le female gaze avant l’heure.
Engagée pour que les femmes aient la place qui leur revient au cinéma comme dans la société, soutien affiché du mouvement #metoo dont l’impact est « comme la chute du mur de Berlin ou la fin de l’apartheid […] pour les femmes », Jane Campion cherche à retranscrire sa vision dans ses films. Un cinéma féministe parfois ambivalent, comme dans La Leçon de piano où le romantisme souvent loué dissimule les abus subis par Ada McGrath, l’héroïne interprétée par Holly Hunter.
Une pionnière à la carrière plurielle
Une famille voyageant en voiture qui se fâche : l’histoire, basique, est celle de son premier vrai court-métrage, An Exercise in Discipline – Peel, écrit et réalisé en 1982. Une œuvre qui trouve son public et permet à Jane Campion d’avoir une petite notoriété : elle devient la première femme à remporter la Palme d’or du court-métrage en 1986.
Sa carrière prend une toute autre tournure en 1993 avec son troisième long-métrage, La Leçon de piano. Une plongée romantique dans la Nouvelle-Zélande du XIXème siècle lui permettant de s’imposer parmi les plus grands et d’inscrire son nom au Panthéon du septième art. Elle est la première réalisatrice à remporter la Palme d’or la même année, faisant d’elle la seule personnalité à détenir cette distinction pour un court et un long-métrage : la légende Jane Campion est en marche.
Jane Campion se démarque également par la pluralité de son œuvre, réussissant à imposer sa patte sans se limiter à un style particulier. Du film d’époque avec La Leçon de Piano au drame social comme Sweetie, en passant par le polar avec In the Cut, rien ne résiste à son regard acéré et à la justesse de ses choix artistiques. Une réussite qui doit notamment beaucoup aux choix d’acteurs, ou plutôt d’actrices, la réalisatrice ayant dirigé plusieurs grands noms du cinéma comme Meg Ryan dans In the Cut, Nicole Kidman dans Portrait de femme, Kate Winsley dans Holy Smoke ou Holly Hunter dans La Leçon de piano ou Top of the Lake. Une filmographie limitée, avec huit longs-métrages à son actif pas toujours bien accueillis par la critique comme avec In the Cut, mais marquante dans l’histoire du cinéma.
RTT : réalisatrice tout-terrain
Après quelques années d’absence, Jane Campion revient en 2009 avec Bright Star, une adaptation de Keats d’Andrew Motion revenant sur la vie du poète britannique John Keats. Un retour gagnant, salué par la critique et dont elle retire une flopée de nominations à l’international.
Désireuse d’explorer de nouveaux horizons, elle prend une nouvelle direction pour ne pas tomber dans la facilité : le petit écran. Elle surprend son monde en 2013 avec Top of the Lake, une mini-série co-écrite avec Gerard Lee pour la BBC : « un défi » pour elle, désireuse de sortir de sa zone de confort. Tournée en Nouvelle-Zélande pour ses paysages, ce drame policier reprend les thèmes chers à Jane Campion. On y suit une détective abîmée par la vie sur les traces d’une jeune fille enceinte disparue. Une série en guise de critique du monde archaïque et patriarcal qui, une nouvelle fois, lui permet de s’affranchir des codes et des limites : « la télévision est la « nouvelle frontière », un lieu d’expérimentation encore vierge, alors que le cinéma est devenu rigide, conservateur. Aujourd’hui, c’est très compliqué de financer un film. En revanche, la télévision offre une liberté formidable et des moyens conséquents ». Elle retrouve à cette occasion, 20 ans après, Holly Hunter, grandiose Ada McGrath dans La Leçon de piano, qui joue le rôle d’une gourou à la tête d’une communauté de femmes rejetées par la société et victimes de la violence masculine.
Alors qu’elle doit recevoir le prix Lumière, « Nobel du cinéma », le 15 octobre prochain pour l’ensemble de sa carrière, Jane Campion signe également son retour douze ans après son dernier long-métrage, avec l’adaptation du roman de Thomas Savage du même nom, Le Pouvoir du Chien. Un western qui plonge le spectateur dans le Montana des années 1920, à la rencontre de deux frères éleveurs de bétail. Preuve que le cinéma, comme le vélo, ne s’oublie pas, Jane Campion a remporté le Lion d’argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise, pour ce film qui ne sortira que sur Netflix. Un choix qui ravive le débat sur la place des films du géant du streaming dans les grands festivals, auquel la réalisatrice a réagi, affirmant « avoir bénéficié de moyens qu’elle n’aurait pas pu avoir ailleurs » lors de la conférence de presse de présentation du film à Venise.