Pour la première fois en France, Vampyr, du Danois Carl Theodor Dreyer, paru en 1932, sera diffusé en ciné-concert le jeudi 17 octobre à 20h à l’Auditorium de Lyon. C’est un incontournable du genre fantastique. L’Écornifleur a assisté à une répétition et a rencontré le chef d’orchestre : l’Américain Timothy Brock, spécialiste de la musique de films des années 1910 à 1930, plus spécifiquement des films muets.

En quoi le ciné-concert de Vampyr jeudi soir à l’auditorium de Lyon est un événement ?
La projection de jeudi soir est une première en France. C’est très excitant. J’ai toujours aimé la musique de ce film, je suis donc parti à la recherche de la partition. Je l’ai trouvée à Munich, et il m’a fallu environ six mois pour la restaurer. Pour la reconstituer déjà. C’était un travail de passion. C’est un film sonore [un film parlant, avec des dialogues dans la bande-son, ndlr], vous savez, mais il aurait été un bon film muet. Pour ce film, jouer de la musique en direct a vraiment du sens. Et maintenant, nous avons la technologie pour enlever la musique de la bande sonore, donc il ne reste que les dialogues. C’était le moment de le faire. Mais j’ai attendu 20 ans pour cela.
Quel est le processus pour restaurer une partition ?
Le processus dépend de l’état de la partition. Il y a des partitions pour lesquelles on a déjà tout. Même pour certains films de Chaplin. À ce moment-là, vous pouvez faire une partition détaillée.
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Parfois, il n’y a presque rien, seulement une partition réduite ou juste une partition pour piano… alors qu’il y a tout un orchestre. Dans ce cas, nous devons réorchestrer. Cela prend beaucoup de temps. Et quand il s’agit d’un film sonore, il arrive qu’il n’y ait pas de partition sur papier du tout. Elle est dans le film, donc on peut l’entendre et la retranscrire. C’est un gros travail.
“Je suis passionné par les films muets depuis que je suis tout petit.”
Dans le cas de Vampyr, nous avons un enregistrement, c’est un excellent modèle pour savoir ce que nous devons faire. La musique ne correspond jamais exactement à l’enregistrement, car le réalisateur a pu modifier certains aspects. Il y a donc toujours des changements. Pour Vampyr, j’avais en plus toute la partition manuscrite. On peut voir des choses effacées, des annotations écrites juste à côté… J’ai fait de mon mieux.
Avez-vous besoin d’imaginer ce que le compositeur voulait écrire ?
J’essaie de ne pas deviner, mais d’utiliser autant de choses factuelles que possible. J’essaie d’imaginer ce que le compositeur voulait seulement si je n’ai pas d’autre choix. Je ne sais pas comment les musiciens jouaient dans les années 1920, c’est très différent de la manière dont ils jouent aujourd’hui. Il faut connaître les pratiques des musiciens de cette époque pour écrire une musique que les artistes d’aujourd’hui puissent jouer comme on le faisait à l’époque. C’est aussi un gros travail.
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Vous avez parlé de Charlie Chaplin. Vous êtes un expert de ses films et de son travail.
Je ne veux pas dire que je suis un expert en quoi que ce soit. Mais je travaille pour la Charlie Chaplin Estate depuis 1999. Et je suis celui qui a restauré toutes ses partitions. Charlie faisait tout lui-même. Il était acteur, producteur, il faisait les films, les réalisait et écrivait la musique. Il était violoniste.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ses films ?
Je m’intéresse aux films de Charlie Chaplin, comme tout le monde. Ils sont tout simplement formidables. J’adore ses films.
Je suis passionné par les films muets depuis que je suis tout petit. C’est pourquoi j’ai commencé à composer de la musique pour ce genre de films avant de restaurer des partitions. Cela est venu plus tard, quelques années après.
Quel âge aviez-vous quand vous avez découvert les films muets ?
J’avais 10 ans. Je les ai découverts au cinéma, dans un établissement qui montrait des films toute la journée. Ils diffusaient Nosferatu, Metropolis, Monte là-dessus… et d’autres. Je composais de la musique étant enfant, j’ai toujours voulu être musicien. J’ai étudié pour devenir chef d’orchestre.
Pourquoi êtes-vous venu en Europe ? Et pourquoi finalement l’Italie et Bologne ?
Je suis venu en Europe à cause de Chaplin. J’ai déménagé à Londres en 2000, et je suis resté ici.
“Quand vous dirigez l’orchestre, tout est guidé par le projecteur à l’arrière, donc vous êtes l’esclave de cette machine et du réalisateur.”
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Pour l’Italie et Bologne, c’est très simple, il y a la plus célèbre et la meilleure institution de restauration de films au monde : la cinémathèque de Bologne. Ils sont les leaders mondiaux de la préservation de films. Tous les films de Chaplin y ont été restaurés et numérisés. Et ma femme était responsable du projet Chaplin à l’époque quand je l’ai rencontrée. C’est grâce à Chaplin que nous nous sommes mariés il y a 15 ans !
Quelle est la différence entre composer de la musique pour des films et composer de la musique en général ?
Ce sont deux disciplines complètement différentes. Composer de la musique en général est beaucoup plus libre. Vous choisissez le thème, le tempo que vous voulez, les couleurs, l’orchestration… tout. Pour les musiques de films, vous n’êtes pas libre du tout. Le tempo, le volume, le thème… sont dictés par le film.
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Quand vous dirigez l’orchestre, tout est guidé par le projecteur à l’arrière, donc vous êtes l’esclave de cette machine et du réalisateur. Même quand ces derniers sont morts, ils vous hantent encore la nuit : « Si tu ne fais pas les choses comme elles sont censées être, tu n’aides pas le film. »
Pourquoi pensez-vous qu’il est important de continuer à diffuser des films muets aujourd’hui ?
Les films muets, à leur apogée, représentaient le sommet de la création cinématographique en général. C’est une forme d’art tellement unique, universelle. Dans les films de Chaplin, il y a très peu de sous-titres, ce qui permet à tout le monde de les comprendre, dans tous les pays. C’est une forme d’art qui est facilement consommée par les masses. Et cela reste de la musique classique, de la musique orchestrale. Elle a plusieurs niveaux d’apports artistiques et émotionnels.
Pensez-vous que les performances orchestrales aident à promouvoir les films muets ?
Je n’en suis pas sûr. Je pense que c’est plutôt l’inverse. Je fais environ soixante-dix concerts par an, et les gens programment des films muets pour attirer les spectateurs aux concerts. C’est vraiment le cas pour Chaplin. Il est tellement adoré ! Si un orchestre programme un film de Chaplin, les gens deviennent fous.
Est-ce que diriger un orchestre pendant tout un film, c’est du sport ?
Ça dépend. Vampyr n’est pas très long. Il dure 1h15. Mais il y a certains films qui sont épuisants. Par exemple, cette année, je fais un film de trois heures. Nous faisons une pause. Si c’est moins physique, je peux diriger pendant deux heures sans m’arrêter. J’y suis habitué, même si j’ai 61 ans.
Comment vous sentez-vous juste après cette première répétition ?
Oh, super. Je n’ai dirigé cette partition que deux fois, à Bologne et à San Francisco. Mais, je ne m’inquiète pas pour cela, car cet orchestre est fantastique. Je connais les musiciens depuis longtemps. Cet orchestre est petit, donc c’est plus intime, vous pouvez les connaître individuellement.
Le travail avec chaque orchestre est-il différent ?
Oh oui, c’est très différent. Je retourne tout le temps vers les mêmes orchestres. Chaque année, j’en découvre seulement deux ou trois. Après le Festival Lumière, par exemple, je vais en Espagne, avec un orchestre que je n’ai jamais dirigé avant. Ce sera pour un film muet d’Hitchcock : Blackmail.
Je n’ai aucune idée de qui ils sont, je ne sais pas à quel point ils sont bons… je ne sais rien. Mais au bout de 30 secondes, je peux savoir quelle est la couleur de l’orchestre.
Selon vous, qu’est-ce que cela apporte au spectateur de voir un film muet avec une performance orchestrale ?
Pour les gens qui n’ont jamais vu de film muet avec un orchestre, c’est une expérience assez incroyable. C’est très excitant dès que ça commence. C’est assez émouvant, je trouve. Je ne peux que penser à la première fois où j’ai vu un film muet, quand j’avais 10 ans, j’avais les larmes aux yeux. C’était fantastique. Et j’espère que l’effet sera le même pour les nouveaux venus demain, même si Vampyr est un film parlant. La musique live vous plonge complètement dans le film. Vous oubliez les musiciens qui sont là. Vous entendez la musique, vous ressentez toutes les vibrations, avec l’accompagnement visuel de tout cela… C’est une sensation incroyable.
Timothy Brock (né en 1963 aux États-Unis) en quatre dates :
- Début des années 1970 : il découvre les films muets lors d’une projection. Il a 10 ans.
- 1998 : il restaure la partition des Temps modernes de Charlie Chaplin.
- 1999 : il devient directeur musical du Charlie Chaplin Estate et s’installe à Bologne en Italie.
- 2005 : il dirige l’orchestre national de Lyon pour la première fois pour le ciné-concert Steamboat Bill Junior de Buster Keaton.
Vampyr en ciné-concert, sera joué par l’orchestre national de Lyon et dirigé par Timothy Brock à l’auditorium jeudi soir à 20h. 194 rue Garibaldi. Durée : 1h30. Tarif : 25 €- 20 € pour les accrédités.
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