Provocations quotidiennes, insultes et violences policières. Une douzaine de personnes, retenues en 2021 derrière les barbelés du centre de rétention administrative de Lyon Saint-Exupéry, dénoncent le comportement de plusieurs agents de la police aux frontières en charge du centre. L’Ecornifleur a mené l’enquête.

Entrée du centre de rétention administrative, au milieu de la zone industrielle jouxtant l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry, 10 mars 2021 / © Niel Kadereit

« Le policier a appuyé avec son pied sur la nuque. Ça m’a rappelé ce qui s’est passé avec le mec aux Etats-Unis… George Floyd ». La scène que nous décrit Moussa aurait eu lieu dans le réfectoire du centre de rétention administrative (CRA) de Lyon St-Exupéry, le 8 février dernier. Cet Algérien, qui occupe l’une des 126 places du centre, affirme avoir assisté au passage à tabac de Karim, Algérien lui aussi, et à son immobilisation par une technique s’apparentant à un plaquage ventral. Ces violences auraient été commises par des agents de la police aux frontières (PAF), en charge de ce centre réservé aux étrangers en situation irrégulière et sous le coup d’une procédure d’éloignement du territoire national. 

Difficile de savoir ce qu’il se passe derrière ses murs, seul le parloir étant ouvert au public. Un droit qui reste très encadré, nous avons pu le constater en nous y rendant. A peine arrivés devant les grilles du centre, un groupe de policiers vient à notre rencontre. Le plus âgé d’entre eux nous interpelle : « Qu’est-ce que vous faites ici ? C’est comme une prison ici on peut pas faire des photos comme ça ». Nicolas Fischer, chercheur en science politique spécialiste de la rétention administrative en France explique cette opacité : « Les centres de rétention sont gérés par la police, qui est une administration qui a toujours été assez cloisonnée sur elle-même. Vis-à-vis du monde extérieur, il y a toujours une certaine méfiance ».

Au CRA de Lyon Saint-Exupéry, Moussa n’est pas le seul à dénoncer des faits inquiétants. Contactés sur les cabines téléphoniques du centre puis sur leurs téléphones personnels, qui ne doivent pas être équipés de caméras, une douzaine de retenus ont accepté de nous parler. Ils pointent du doigt le comportement de plusieurs agents de la PAF en charge de cet ancien hôtel Formule 1 reconverti en lieu de privation de liberté pour étrangers. Parmi tous les témoignages d’insultes et de violences que nous avons recueillis, nous avons choisi de nous concentrer sur trois événements, ceux dont le déroulé est étayé par plusieurs témoignages concordants, ainsi que des documents administratifs que nous avons pu consulter. 

Interrogées sur ces accusations, la Direction Zonale Sud-Est de la PAF et celle du CRA de Lyon Saint-Exupéry ont déclaré ne pas pouvoir répondre à nos questions. 

Qu’est-ce que la rétention administrative ?

A Marseille, dans un hangar du quartier d’Arenc, l’administration policière retient dès 1964 des étrangers en situation irrégulière, hors de tout cadre légal. Il faut attendre la loi Questiaux du 29 octobre 1981 pour que la rétention administrative devienne légale.

Le placement en rétention a pour but de garder sous surveillance un étranger, lequel s’est vu refuser le droit de résider sur le territoire national par l’administration. D’une durée maximum de 90 jours, il doit permettre à l’administration de réunir les conditions nécessaires à l’exécution de la mesure d’éloignement. Dans les faits, moins d’un retenu sur deux est effectivement renvoyé à la suite de son placement en rétention administrative. Selon l’association La Cimade, près de 50 000 personnes sont enfermées chaque année dans les 50 lieux de rétention français (24 CRA et 26 locaux de rétention).

Un travailleur handicapé insulté et violenté

« J’ai déposé plainte contre la police ici, qui m’a frappé la tête contre le mur ».  Paul-Bernard, nous explique au téléphone avoir été victime de violences policières au sein du centre de rétention de Lyon le 4 mars dernier.

Ce Guinéen d’une quarantaine d’années, auquel Le Progrès a consacré un article pour son exposition à la Maison des Créateurs de Régny en septembre dernier, est arrivé en France avec le statut juridique de parent d’enfant français en 2006. Depuis un accident de la route en 2011, son quotidien est marqué par des problèmes de santé : « Je fais des crises d’épilepsie, je me suis d’ailleurs déjà cassé deux épaules en dormant donc je dors par terre au CRA ». Reconnu travailleur handicapé par la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH) depuis 2014, il souffre de problèmes de mémoire et se fatigue rapidement, ce que confirme son bilan neuropsychologique. 

Le 4 mars, il se repose dans la cour après la prise de ses neuroleptiques. Deux retenus l’auraient alors insulté puis molesté. Les policiers seraient alors intervenus : « Ils sont venus tout de suite vers moi, sans me demander d’explications. L’un m’a dit « ta gueule » et m’a coincé de force contre la grille. Là, il m’a tiré contre la porte et m’a de nouveau coincé face contre la grille. Il m’a mis les menottes et m’a emmené à l’isolement », raconte Paul-Bernard. Les violences auraient continué dans les couloirs du centre : « Sur le trajet, deux fois, il m’a frappé la tête contre le mur. J’ai indiqué avoir des soucis neurologiques et être très fragile. Cela ne les a pas empêchés de me violenter. Ils ont continué à me « dire ta gueule » tout le long », poursuit-il. Lors de notre visite au parloir, il nous transmet un certificat médical.

Dans ce document daté du 5 mars, le médecin du centre mentionne des « douleurs à la palpation des muscles paravertébraux cervicaux et dorsaux, ainsi qu’une douleur occipitale gauche », sans délivrer de jour d’interruption volontaire de travail. Paul Bernard affirme que plusieurs contusions liées à ces violences n’ont pas été inscrites sur le certificat. « Regardes, regardes » : il lève son tee-shirt, laissant apparaître deux grands pansements sur ses omoplates. « On me les a mis après l’agression », dit-il en mimant la scène. Le lendemain de l’agression supposée, il s’est rendu dans les bureaux de Forum-Réfugiés. Il a alors demandé à l’association chargée de l’accompagnement juridique des retenus de transmettre sa plainte pour « violences policières » au procureur de la République de Lyon, comme l’atteste un document que nous avons pu consulter. 
Joint par téléphone, Assane Ndaw, directeur de l’accompagnement en centre de rétention administrative de l’association Forum réfugiés-Cosi, nous affirme qu’il est rare que les plaintes des retenus entraînent des poursuites : « Il y a quelques années, une procédure a abouti à des sanctions contre les policiers à l’origine des violences mais c’était il y a assez longtemps. Depuis, je n’ai pas le souvenir qu’une procédure ait abouti ». Une situation qu’il déplore : « Pour la plupart de violences, on n’a pas les moyens d’aller jusqu’au bout de la démarche judiciaire car la victime est souvent relâchée ou renvoyée avant la fin de la procédure. Une fois qu’elle n’est plus dans le CRA, on n’a plus les moyens d’agir ». C’est donc au sein de la police, en interne, que les rappels à l’ordre se font. Ou pas.

« Ils l’ont frappé alors qu’il était à terre »

Un rappel à l’ordre verbal et une semaine à l’écart du centre. C’est la seule « sanction » dont aurait écopé le policier ayant appuyé son pied sur la nuque d’un retenu le 8 février 2021, selon Moussa, 32 ans. Cet Algérien, arrivé en France à l’âge de 15 ans pour rejoindre son père, était présent au réfectoire le soir des faits. Au parloir, il raconte les évènements : « Pendant le repas, Karim est entré dans la salle avec son téléphone collé à son oreille et il a mis de la musique. Le policier lui a dit de l’éteindre, mais Karim a refusé et il s’est éloigné du policier. Le policier l’a rattrapé, il l’a tenu par le bras, alors Karim a jeté son café et son plateau par terre. A ce moment-là, les policiers se sont mis à cinq ou six sur lui, ils lui ont mis des coups de matraques, des coups de pied, un policier a mis son pied sur sa nuque ».

Un témoignage que confirme Ali, Tunisien, arrivé en France en 2016 et retenu depuis le 22 janvier : « Ils l’ont allongé par terre pour lui mettre les menottes, ils l’ont frappé alors qu’il était par terre et un policier lui a mis la jambe sur la nuque ». Les agents auraient alors affirmé « être obligé de faire ça pour le calmer ». N’ayant pas eu accès aux enregistrements des caméras de surveillance présentes, on ne peut établir avec certitude l’usage disproportionné de la force par les agents de la PAF ce jour-là.  

Plus tard dans la soirée, toujours au réfectoire, un policier aurait posé ses pieds sur la table d’un groupe assis en train de manger. « A ce moment-là, tout le monde s’est énervé, on a sorti nos matelas dans le couloir pour protester. [Les retenus] de l’aile rouge ont cassé la porte et nous ont rejoints », raconte Moussa. Un témoignage confirmé par quatre autres retenus. « Des policiers de l’extérieur sont venus avec des tasers et des gazeuses. Je me suis expliqué avec eux, je leur ai dit de regarder les vidéos de surveillance dans lesquels on voit le passage à tabac et ce qu’a fait l’autre policier. Ils se sont rendus compte que c’était de la faute des policiers toute cette situation alors la tension est redescendue on s’est calmé et on est rentrés dans nos cellules », poursuit-il. Dans la petite pièce sans fenêtre servant de parloir, Moussa nous indique que sa chambre se trouve juste à côté de bureaux de la police aux frontières. De là, il aurait entendu le policier à l’origine du passage à tabac dans le réfectoire être vivement rappelé à l’ordre par un supérieur.

Policier qui selon plusieurs témoignages aurait régulièrement des comportements irrespectueux et violents. « Il s’est fait crier dessus par un autre policier, il lui a dit que ce genre de comportements ne devait pas avoir lieu. Suite à ça on l’a pas vu pendant une semaine », explique Moussa. Il poursuit : « Maintenant [10 mars], il est revenu mais son comportement a changé, il ne pose plus de problèmes, il ne dit plus rien ». Selon toute vraisemblance, l’affaire a donc été « réglée » en interne.

Non-assistance à personne en danger 

Au-delà des violences, d’autres manquements des agents de la police aux frontières nous ont été rapportés, notamment un cas de non-assistance à personne en danger. Les faits remontent à la nuit du 6 au 7 mars dernier. Paul-Bernard explique avoir été réveillé par « l’Ancien », comme l’appellent les autres retenus, Kosovar d’une cinquantaine d’années, avec qui il partage sa chambre : « Il était en train de faire un malaise à cause d’un problème de cœur », explique le retenu guinéen. Un problème cardiaque que confirme « l’Ancien » au téléphone, qui n’a pas souhaité donner plus de détails.

Inquiet, un troisième retenu présent affirme avoir tapé sur la porte de la chambre pour prévenir les agents de garde cette nuit-là. Paul-Bernard assure que, bien que son compagnon de chambre ait passé plusieurs dizaines de minutes à taper sur la porte, personne n’est venu. De son côté, Moussa affirme qu’il a bien entendu quelqu’un taper sur la porte et appeler cette nuit-là : « Sur le moment je croyais que quelqu’un était au mitard ». Difficile de croire que les agents de la PAF, dont les bureaux sont collés à la chambre de Moussa, n’aient rien entendu. 

Comme personne ne venait, Paul Bernard aurait pris la décision d’appeler les secours. « Quand les pompiers sont arrivés, les agents de la PAF étaient en colère, ils voulaient savoir qui avait appelé le Samu. Je leur ai dit que c’était moi parce qu’eux ne répondaient pas et que j’avais l’impression qu’il [« l’Ancien »] allait mourir. Alors les agents de la PAF se sont mis à m’insulter ». Le retenu évacué par les secours aurait passé la nuit à l’hôpital avant d’être renvoyé au CRA dans l’après-midi du 7 mars. Une information qui n’a pas été confirmée par les Hospices Civils de Lyon, invoquant le secret médical au téléphone.

Interrogé à plusieurs reprises, le cabinet du préfet délégué pour la défense et la sécurité (PDDS) du Rhône n’a, pour l’heure, pas répondu à ces allégations. Nicolas Fischer, membre du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), explique que « L’accès au centre à des acteurs extérieurs est très limité, encore plus qu’en prison. Cela a pour effet de faire survivre beaucoup de pratiques arbitraires et discrétionnaires de la part des policiers »

Tous les retenus avec lesquels nous avons pu parler dénoncent des traitements dégradants. « On est traité comme des chiens ici, on est pas respecté » déplore Amine, retenu marocain déjà passé par deux des 23 autres centres de rétention français auparavant. Provocations et insultes semblent faire partie du quotidien, une situation déjà dénoncée par Mediapart en septembre dernier. Amine en est persuadé : « Le but est de nous dégouter, qu’à la fin on en ait tellement marre que l’on prenne notre avion nous-même »