« Sous les radars » (8/12). Cachés ou invisibles, souterrains ou au-dessus de nos têtes, L’Écornifleur s’est rendu dans des lieux qui échappent aux regards. Face à la hausse des chiffres du sans-abrisme à Lyon, avec plus de 3000 personnes à l’automne 2024, et à la politique migratoire répressive du gouvernement, des bénévoles de l’association lyonnaise Terre d’Ancrages accueillent des migrants chez eux. Un rempart face à la rue.

Serge préfère laisser sa chambre à l’hébergé pour dormir dans le salon afin d’avoir un libre accès à ses livres et films. Photo Alexia Low

La radio résonne à fond dans ce petit appartement du 8e arrondissement de Lyon : au flash info du mardi 10 décembre, on apprend que Marine Tondelier et Laurent Wauquiez ont été conviés à l’Elysée. « C’est le bordel avec le gouvernement » se moque Serge, hébergeur bénévole de l’association Terre d’Ancrages. Le salon de ce chargé d’études à l’Insee de 55 ans, ne semble pas avoir été épargné, non plus, par le désordre. Son « antre de savant fou », comme il aime le décrire, abrite une rangée de grandes bibliothèques qui débordent de livres, principalement d’histoire et de religion. Des DVDs par centaines occupent l’autre côté de la pièce. La première personne que Serge a hébergée, il y a six ans, était un migrant venu du Bénin, qui passait son temps à les regarder.

Face aux morts en Méditerranée, la nécessité d’agir

Ce grand cinéphile, fan des Missions impossibles, en est aujourd’hui à sa huitième personne hébergée. Il s’agit d’un Malien qui vit tous les quinze jours chez lui depuis l’été 2024. Marqué par les dizaines de milliers de morts en Méditerranée et guidé par un sentiment « presque chrétien d’aider son prochain », il a passé deux années au Secours Catholique puis s’est demandé s’il était capable d’accueillir une personne exilée chez lui. Il s’est alors lancé dans l’aventure en 2018 avec Terre d’Ancrages dont il est également le trésorier et une personne relais, qui accompagne et soutient un bénéficiaire dans ses démarches d’intégration.

Cette association lyonnaise, créée en 2016 par des étudiants de l’École Normale Supérieure de Lyon, vise à offrir un accueil digne et chaleureux aux personnes migrantes. Terre d’ancrages propose deux formes d’hébergements solidaires : la colocation et l’hébergement chez l’habitant. La première s’adresse aux personnes ayant déjà des ressources financières. L’association prend en charge une partie du loyer en fonction de leurs revenus, grâce à des financements de la mairie de Lyon, des dons et des cotisations des adhérents.

Che Guevara à côté d’un Jésus parodié : c’est ce « côté chrétien de gauche » qui l’a poussé à s’engager pour les migrants. Photo Alexia Low

L’autre forme d’hébergement proposée est celle chez l’habitant. Les bénéficiaires habitent gratuitement dans deux ou trois foyers différents, qui se relaient toutes les deux semaines. Pour Aude, coordinatrice de colocation, personne relais à Terre d’Ancrages depuis 2018 et enseignante de français pour des personnes étrangères : « Le but est de garder les hébergeurs sur le long terme. » Le système de boucle leur demande moins d’investissement et permet aux bénéficiaires de connaître plus de monde.

Malgré des rythmes de vie parfois désaccordés, Serge apprécie les moments partagés : « C’est convivial. On mange parfois ensemble et certains cuisinent même très bien ! » Être hébergé offre à la personne exilée une stabilité psychologique qui facilite ses démarches administratives, comme pour le troisième hébergé de Serge, « très content de [lui] annoncer sa régularisation ». Même si le bénévole reconnaît que « tout n’est pas toujours rose » car la cohabitation s’est mal passée avec deux hébergés, il garde une bonne image de l’hébergement citoyen, qui lui permet de créer du lien : « J’ai hébergé un Sénégalais, fan de musique italienne, un gars d’une gentillesse énorme », se souvient-il.

Parmi la vingtaine de personnes migrantes bénéficiaires de cette initiative citoyenne, Tatiana, une Congolaise de 35 ans, qui est en colocation solidaire depuis octobre 2022 avec Aurélie, une bénévole de Terre d’Ancrages. Arrivée en France un an auparavant, elle a découvert l’association par le biais d’une assistante sociale dans un forum de réfugiés. « On s’entend très bien, on mange souvent ensemble le soir et ça m’aide à vivre de la couture », se réjouit Tatiana, couturière de passion et de profession, qui possède sa propre marque de vêtements.

Concours de créateurs auquel a participé Tatiana, en 2022 : la modèle porte une de ses créations. ©Tatyperfection

Affectés à des foyers en fonction de leur profil et de leurs besoins, les bénéficiaires, âgés de la vingtaine à la cinquantaine, sont beaucoup à demander l’asile. Ils ont quitté leur pays, en majorité francophones, d’Afrique du Nord et de l’Ouest pour des raisons d’instabilité nationale, des problèmes familiaux ou des persécutions à cause de leur orientation sexuelle.

Plus qu’un réseau d’hébergeurs, une grande famille

Pour les bénévoles, l’association n’est pas juste un réseau d’hébergeurs, c’est une « grande famille ». Aude se réjouit des activités et événements organisés qui permettent de « rencontrer des gens de pleins de pays différents ». C’est également ce côté festif, « un peu bordélique, jeune et horizontal » qui a tout de suite plu à Serge. Lors de la fête de fin d’année de l’association, Tatiana organisera un défilé où elle présentera ses propres créations cousues sur mesure. En lui donnant de la visibilité, les bénévoles veulent réduire ce lien asymétrique avec les bénéficiaires. Quant à Tatiana, elle y trouve le sens d’« avancer malgré les difficultés de la vie ».

Aude et Serge critiquent l’inaction de l’État à prendre en charge le problème du sans-abrisme. Plus de 3000 personnes étaient à la rue, à l’automne 2024, a alerté le Samu social du Rhône. Face à la politique migratoire répressive du gouvernement et à « l’absence de volonté de l’État de mettre de l’argent dedans », Aude juge nécessaire d’agir à son échelle. Serge s’alarme sur une forme de sans-abrisme caché. Sans l’initiative de ces bénévoles, ces migrants seraient probablement sans toit. En passant sous les radars, ils ne sont pas comptabilisés dans les statistiques. Cela enlève du poids au problème et par conséquent défausse l’État de sa responsabilité de fournir un hébergement pérenne. Serge se désole : « Les personnes qu’on héberge ne sont pas considérées comme des sans-abris, comme urgentes. »