« Sous les radars » (9/12). Cachés ou invisibles, souterrains ou au-dessus de nos têtes, L’Écornifleur s’est rendu dans des lieux qui échappent aux regards. L’urbex, cette pratique qui consiste à explorer des lieux abandonnés et interdits au public, comprend de nombreux passionnés. L’Écornifleur a suivi deux d’entre elles dans leur exploration d’un bâtiment désaffecté à la périphérie de Lyon.

 

Abandonné depuis une dizaine d’années, ce bâtiment hébergeait autrefois les locaux d’une administration publique. Photo Alix Garcia.

Il est près de 11 heures, ce dimanche matin, lorsque les gouttes se mettent à tomber sur cette zone excentrée de la ville de Lyon. Emmitouflées dans leur anorak, Nina* et Émilie* escaladent le muret qui sépare la route d’un modeste taillis. Après s’être frayées un chemin à travers la végétation, un bâtiment vétuste, aux fenêtres brisées et aux façades recouvertes de graffitis, apparait dans leur champ de vision.

« Voilà, on y est. On commence par où ? », demande Nina. Munies d’une lampe torche, les deux jeunes femmes, âgées d’une vingtaine d’années, s’engouffrent dans un couloir obscur. L’intérieur est délabré : les portes dégondées, les pans de murs arrachés et le sol jonché de débris. Sur le carrelage, les documents éparpillés témoignent des anciennes fonctions administratives de ces locaux.

La visite se poursuit à l’étage. Cette fois, la lumière du jour filtre à travers les fenêtres, accompagnée d’un froid glacial. Le plafond est à moitié arraché, les dalles brisées recouvrent le sol. « C’est vraiment dans un sale état », lâche Émilie, visiblement déçue. L’étudiante en école de commerce pratique l’urbex depuis son plus jeune âge. Mais c’est sous l’influence de son amie Nina, rencontrée il y a deux ans, qu’elle est devenue une véritable adepte des lieux désaffectés.

« Les urbex doivent rester secrets »

« Au début, ce qui me plaisait, c’était le petit frisson. Le fait de braver un interdit. Maintenant, ce que j’aime, c’est passer des heures à chercher des sites et trouver comment y accéder », confie Émilie. Pour y parvenir, ces deux passionnées ont l’habitude de mener un réel travail d’enquête.  « La première chose, c’est d’être attentif à l’environnement qui t’entoure parce que tu peux tomber à tout moment sur un bâtiment. Ensuite, il y a les recherches à partir des images sur Google Maps ou sur les réseaux sociaux. », explique Nina, en véritable experte de la discipline.

Au premier étage, les fenêtres ont été murées pour protéger le bâtiment abandonné. Photo Alix Garcia

Et lorsqu’elles repèrent un nouvel endroit, pas question d’en dévoiler la localisation. « Les urbex doivent rester secrets si on veut que les lieux soient préservés. Sinon, des personnes viennent voler des objets, casser ou laisser des tags. Et on se retrouve, comme là, avec des immeubles complètement délabrés », déplore Émilie. Pour ces raisons, la discrétion et le respect des lieux sont des règles essentielles au code de conduite des urbexeurs.

Non loin du bâtiment se trouve une autre maison abandonnée. « C’est probablement là que devait vivre le directeur de l’administration », hasarde Nina. De l’extérieur, la bâtisse peinte en rose semble mieux conservée. Après avoir vérifié l’absence de caméras de surveillance et de détecteurs de mouvements, Émilie découvre une fenêtre entrouverte par laquelle accéder à l’intérieur de la propriété. La jeune femme parvient sans peine à se faufiler, suivie de sa comparse.

Une quête pour reconstituer le passé

L’architecture d’époque, constituée de portes en bois, de moulures rococos et de cheminées carrelées, fait pousser quelques exclamations de joie aux urbexeuses. Mais leur enthousiasme retombe vite lorsqu’elles constatent l’ampleur des dégâts. Du mobilier, il ne reste presque plus rien. Un incendie a ravagé le premier étage, dont le plafond, noirci par un mélange de cendres et d’humidité, menace de s’effondrer. Au second niveau, c’est encore pire. Émilie s’arrête brusquement : « Je n’y vais pas ». Intrépide, Nina fonce quant à elle sans hésiter.

Depuis l’étage du bâtiment administratif, les deux jeunes femmes cherchent comment accéder à la maison rose. Photo Alix Garcia
Munie de sa lampe torche, Nina découvre l’intérieur délabré de la maison. Photo : Alix Garcia

Le plancher craque, mais ne cède pas. Elle en profite alors pour mitrailler les lieux avec son appareil photo. « J’adore immortaliser mes urbex. Surtout quand on voit un contraste entre les constructions humaines et la nature qui reprend ses droits. » Adepte des explorations urbaines depuis une dizaine d’années, Nina est une véritable collectionneuse, parcourant la France à la recherche de sites hors du commun. Friches industrielles, villas, parcs ou villages abandonnées… La jeune cadre marketing possède un palmarès impressionnant.

Lorsque l’exploration prend fin, les deux aventurières ont du mal à cacher leur déception. « C’était complètement détruit, il ne restait presque plus rien. Je n’ai pas du tout réussi à percevoir l’âme du bâtiment », regrette Émilie. Car ce qu’elles préfèrent, c’est essayer de reconstituer le passé grâce à leurs investigations et aux indices laissés sur place. « Dans un musée, toutes les explications nous sont servies sur un plateau, poursuit son amie. L’intérêt de l’urbex, c’est de chercher par soi-même pour comprendre ce qui a pu se passer. Ça nous procure un sentiment de satisfaction intense. » À la tombée de la nuit, Nina doit prendre son bus pour regagner la région parisienne, où elle travaille pour une compagnie aérienne. Dans quelques mois, elle accueillera chez elle, en Picardie, Émilie, pour partir en quête de nouveaux « lieux figés dans le temps ».

Qu’est-ce que l’urbex ?

Le terme urbex, contraction de l’anglais urban exploration, s’est développé au début des années 2000 pour désigner une pratique qui consiste à explorer des lieux abandonnés par l’homme, généralement interdits et difficiles d’accès.

L’intérêt pour la photographie et la documentation historique sont des aspects régulièrement mis en avant par les urbexeurs, qui prônent aussi un code de conduite : ne pas forcer pour entrer dans les bâtiments ; ne rien prendre ou laisser sur place ; ne pas abîmer ou détruire le lieu ; refermer derrière soi.

L’activité comporte néanmoins des risques, causant chaque année plusieurs blessures et décès : en avril 2024, un jeune homme de 17 a ainsi perdu la vie lors d’une chute accidentelle depuis le toit du Grand-Hôtel-Dieu à Lyon.

Interdite par la loi, la pratique de l’urbex peut faire l’objet d’une condamnation pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende pour intrusion dans le domicile d’autrui. Dans les faits, les poursuites sont principalement engagées lorsque l’introduction s’accompagne de dégradation ou de vol.