Au début du mois de mars, les journalistes de l’Ecornifleur sont partis en immersion dans des univers associatifs et professionnels très divers. Aujourd’hui, c’est au tour d’Océane de nous faire découvrir un lieu où se mêlent entraide et partage, les Escales Solidaires.
Implantée à Lyon depuis trois décennies, l’association Habitat et Humanisme a pour objectif d’agir contre le mal-logement des personnes en difficulté. Mais bien souvent, le logement ne suffit pas, seul, à améliorer leur situation. A la précarité financière et du logement s’ajoute l’isolement social. C’est pour répondre à cette situation qu’Habitat et Humanisme a ouvert à Lyon les Escales Solidaires.

L’objectif des Escales Solidaires est simple : permettre aux personnes en situation d’isolement social de venir à n’importe quel moment de la journée pour rencontrer du monde, échanger et se changer les idées. Depuis novembre 2018, deux Escales Solidaires ont ouvert leurs portes à Lyon et une troisième verra prochainement le jour dans le quartier de Sainte-Blandine. Depuis juin 2019, une Escale Mobile sillonne également les rues de Lyon. « On peut y proposer des activités, par exemple la semaine dernière on était dans le quartier de la Croix Rousse et on a fait de la socio-esthétique dans le bus. On se pose sur une place et les personnes peuvent venir, nous poser des questions”, explique Mélanie Dagneau, chargée de mission aux Escales Solidaires. “Cela peut être un moyen de redonner confiance à des personnes qui sont très éloignées des institutions », précise-t-elle.
Tables d’hôtes à 2€ le couvert, cafés, jeux de cartes, ateliers ludiques ou pratiques… Les Escales Solidaires sont également et surtout des lieux producteurs de lien social. Pour mieux me rendre compte de cette réalité, j’ai passé deux jours en tant que bénévole aux Escales Solidaires lyonnaises. Plus qu’une aide cuisinière et logistique, je suis rapidement devenue moi-même une faiseuse de lien social.
« Quand on est à la rue, c’est bien de venir ici »
Mercredi 4 mars 2020. Après une déambulation matinale dans le quartier de la Bourse du Travail, j’arrive à l’Escale Solidaire du 3e. Je suis accueillie par Nathalie, bénévole de l’association Habitat et Humanisme, et par Marc, le capitaine de salle. Également présente, Amandine, la stagiaire qui anime la permanence de social-esthétique, et qui effectue sa dernière semaine de stage à l’Escale Solidaire. Si les Escales Solidaires peuvent tourner, c’est grâce au travail des 150 bénévoles qui font vivre ces salles par leur sens du partage, du contact humain et par les animations proposées aux Passagers (surnom donné aux personnes habituées des lieux). « Nous sommes en salle pour créer du lien. Que ce soit par le jeu, par notre présence au cours des diverses activités ou sorties. Mais aussi en papotant ou en prenant des nouvelles. Parfois, notre mission est d’orienter les personnes dans le besoin vers certaines structures ou acteurs du quartier qui sauront mieux prendre leur demande en compte », me précise Catherine, bénévole aux Escales Solidaires depuis un an.
Une fois mes affaires posées au vestiaire, je me joins aux bénévoles et aux Passagers attablés pour le café matinal : bonne humeur et croissants règnent autour de la table. Ici, le tutoiement est de rigueur. Il faut dire que cela rend tout de suite les conversations plus chaleureuses ! Parmi les personnes présentes ce matin-là, un habitué des lieux, Affou, 63 ans. Depuis l’ouverture de l’Escale en 2018, il vient donner un coup de main pour les repas du midi, mais aussi pour le nettoyage de la salle le matin. Il touche une petite pension d’invalidité, a encore deux ans à attendre avant d’être retraité. Outre l’aspect financier, il vient ici principalement pour le relationnel, pour voir du monde. D’ailleurs, il partage son temps et ses petits-déjeuners entre les Escales du 3e et du 6e. A ma table, il y a également Jean-Pierre. Ancien SDF, ce Passager continue à venir ici régulièrement, lui aussi pour rencontrer d’autres personnes. « Quand t’es à la rue, tu viens ici c’est bien », me confie-t-il.
Un autre Passager est présent ce matin-là, Patrick. Ce professeur à la retraite a officié pendant 20 ans à l’Alliance Française de Bangkok. De retour en France depuis quelques mois, il connaît d’importantes difficultés financières et pour trouver un toit. Ce matin-là, Patrick a de l’espoir. A 10h, il a rendez-vous pour un logement, à Saint-Priest.
Aux Escales, les Passagers rencontrent d’autres personnes avec qui discuter de tout et de rien, de leurs problèmes et de leurs galères. Des oreilles attentives pour chacun d’entre eux, sans crainte d’être jugé. D’ailleurs, à ma table, deux Passagers discutent de leur difficulté à se loger à Lyon. Ils se plaignent de la flambée des loyers, même dans des communes limitrophes comme Vénissieux ou Rilleux-La-Pape. « Lyon ? C’est trop cher… Moi je travaille, je paye 720€ de loyer, après l’eau, le gaz, l’électricité, c’est trop cher », dit l’un des deux. « Un studio, même pas 20 m² je paie 550€, à Saint-Étienne j’aurais le double ! », lui répond l’autre. L’écoute et le réconfort des uns et des autres, c’est peut-être cela qui rend les liens tissés aux Escales Solidaires si forts.
Aux alentours de 9h, le chef cuisinier, Jean-Pierre, arrive. Une fois l’inspection des stocks faite, il commence à élaborer un menu complet, simple et équilibré. Les Escales Solidaires, c’est un repas à 2€ le couvert, servi midi et soir selon les jours d’ouverture. Chaque semaine, des bénévoles des Escales vont « faire les courses » à la Banque Alimentaire de Décines. La Banque Alimentaire récupère les invendus des commerces de l’agglomération lyonnaise, afin de les redistribuer aux associations, dont les Escales Solidaires. Comme ça, rien ne se perd, tout se transforme dans les fourneaux, et on évite le gaspillage alimentaire !
A 9h30, le menu du midi est arrêté : ça sera salade d’endives, carottes Vichy avec un choix de viandes, plateau de fromages et compote de pommes maison pour le dessert. Il est temps de mettre la main à la pâte pour préparer tous ces plats. Bénévoles et Passagers enfilent les tabliers, se lavent soigneusement les mains et s’attellent aux différents tâches. Pour ma part, ce sera l’épluchage des carottes. Je suis secondée par un Passager et par Jean-Pierre, le chef cuisinier. « Le repas, c’est plutôt de l’alibi pour créer du lien », m’explique Mélanie Dagneau. Et je m’en aperçois très vite : entre deux carottes épluchées, je papote avec les personnes autour de moi. Car le lien social, ça passe avant toute chose par la communication. Et aux Escales, la conversation est une quasi-religion.
Fin de la matinée. Le repas cuit dans les marmites, j’en profite pour rejoindre les Passagers présents en salle. Le visage des bénévoles s’illumine : Dominique vient de passer la porte de l’Escale. C’est un habitué des lieux, tout juste revenu de cure de désintoxication. De retour à Lyon après plusieurs semaines d’absence, l’un de ses premiers réflexes a été de venir à l’Escale retrouver les connaissances qu’il y a lié, bénévoles ou Passagers. Pour Dominique, les Escales sont plus qu’une vie sociale retrouvée : les liens créés lui ont redonné confiance en lui et l’envie d’avancer vers un avenir meilleur.
Avant le repas de midi, je suis invitée à partager une partie de Scrabble avec des Passagers. Parmi les joueurs, Patrick et Danielle, qui viennent régulièrement aux Escales. Nous sommes rapidement rejoint par l’autre Patrick, revenu de son rendez-vous logement à Saint-Priest. Avant de commencer à jouer, il livre ses impressions sur le studio qu’il a visité. Il est un peu dépité. « C’est un studio de 20m², tout est fourni dedans, les meubles, la literie. Mais bon, on peut recevoir personne, la laverie, j’sais pas si c’est payant…En plus là on est 4 dessus quoi, donc ils vont faire un choix, limite j’ai pas envie qu’ils me prennent ». La recherche de logement continue donc pour lui…
Comme une deuxième maison pour les Passagers
12h30. L’heure du repas a sonné ! Je prends place aux côtés de Mélanie, chargée de projet des Escales Solidaires et en face de Nassima, une passagère arrivée en fin de matinée. « Dès que je suis sortie de l’hôpital, je suis venue ici tout de suite », dit-elle. Nassima vient souvent ici, elle se sent « comme à la maison » : « Ici ce que j’aime, c’est qu’il n’y a pas de jugement, on vient vraiment comme on est », me glisse-t-elle lors du déjeuner.
Amandine, apprentie socio-esthéticienne, quittera l’Escale vendredi après huit semaines de stage. Tous les membres de l’équipe se sont cotisés pour lui offrir un bouquet de fleurs, qui lui est remis sous les applaudissements lors du repas. Le lien ne se crée pas uniquement entre les Passagers et les bénévoles, mais aussi au sein de l’équipe de gestion des salles. De son passage à l’Escale, Amandine en gardera un souvenir inoubliable et l’envie de continuer sur la voie de la socio-esthétique. « Je promets de revenir vous voir très vite », déclare-t-elle, émue par l’attention des bénévoles.
Le repas du midi se déroule dans la convivialité et la bonne humeur. « Moi j’ai juste le certificat d’études : à l’époque c’était facile de l’avoir, suffisait de savoir chanter la Marseillaise et puis c’était bon ! », affirme en rigolant un passager vêtu d’un gilet jaune, assis à la même table que moi. « Avant l’Escale, il y avait des chopines de vin blanc et de vin rouge », affirme Ali, assis à une table au fond de la salle. Il n’est pas inscrit pour le repas du midi, mais pour celui du soir. Ali, c’est un peu la mémoire vivante de l’Escale Solidaire du 3e, puisqu’il vient dans ces locaux depuis 23 ans, alors que l’Escale était encore le Bistrot des Amis (le lieu existe depuis 1997 mais était tenu par un autre organisme d’aide aux plus démunis, NDLR). Malgré le changement de propriétaire, il continue à venir très régulièrement ici.

Après le repas, tout le monde s’active pour débarrasser, nettoyer et ranger la salle. Un peu d’effort avant le réconfort, puisqu’on est mercredi : jour de jeux de société à l’Escale ! A une table, on se creuse la tête pour former des mots aux lettres comptent double ou triple. A une autre table, on tape du carton pour une coinche lyonnaise ! Au Scrabble officient toujours Bernard, Patrick et Danielle, les Passagers avec qui j’ai pu partager une partie le matin même. La voyant s’affairer à vérifier la validité des mots, j’aide Danielle à installer une application sur son smartphone, lui permettant de le faire en quelques clics seulement.
Avant le goûter de 16 heures impatiemment attendu par les Passagers, le camion de la Banque Alimentaire arrive. Les courses ont été faites pour la semaine à venir. J’aide au déchargement des colis. Des fraises, des oeufs, des choux-fleurs, mais aussi des gaufres ou des viennoiseries viennent garnir les stocks de l’Escale. Une fois la logistique terminée, je m’attaque à la découpe de brioches pour le goûter. C’est bien connu, la nourriture rapproche les gens ! Les plateaux préparés, ils passent de tables en tables, tout le monde se régale.
A 16h30, l’équipe du midi laisse place à celle du soir. L’Escale Solidaire ferme ses portes à 21h, tous les mercredis. Alors que le chef cuisinier du soir commence à réfléchir à l’élaboration d’un velouté de chou-fleur pour le dîner, je rends mon tablier. Ma journée de bénévole est terminée. Une chose est sûre, je ne suis pas prête d’oublier les rencontres et les moments de partage de cette première journée…ainsi que l’épluchage intensif de carottes !
Pas de danse, en cadence
Vendredi 6 mars. Cette-fois, cela se passe dans le 6e arrondissement de Lyon. Nouvelle Escale, mais visages familiers. Alors que j’arrive en salle, je retrouve des Passagers déjà présents mercredi à l’Escale du 3e. Parmi eux, Affou, Ali et Patrick, avec qui je partage le petit-déjeuner.
L’ambiance est plutôt festive ce matin. Le week-end se fait sentir. D’humeur dansante, Affou esquisse quelques pas de danse sur un air de Claude François qu’il fredonne entre ses dents. Les autres Passagers en profitent pour se rappeler le temps d’avant, « le bon temps », selon eux.
Comme mercredi, la matinée se déroule à l’Escale du 6e entre préparation du repas de midi et moments de partage entre bénévoles et Passager. L’ambiance est conviviale, tout le monde est heureux d’être présent et les liens se font naturellement. « On est comme une petite famille, une petite communauté. On sait que l’on se retrouve tous ici dans ce lieu, en toute égalité. Ça c’est chouette, car on ne pose pas forcément de questions, on est là les uns avec les autres pour passer du temps ensemble », affirme Catherine, capitaine de salle ce matin-là.
A la fin du repas de midi, tout le monde met la main à la pâte pour débarrasser, nettoyer et remettre la salle en état. Le vendredi, l’Escale du 6e ferme ses portes à 14 heures. Ce jour-là, les Passagers repartent le ventre plein et le coeur léger, tout simplement content d’avoir passé une matinée tous ensemble. Comme quoi un café, un Scrabble et l’épluchage de patates, ça rapproche les gens.
Par Océane Trouillot