Au début du mois de mars, les journalistes de l’Ecornifleur sont partis en immersion dans des univers associatifs et professionnels très divers. Dans ce dernier épisode, suivez les aventures de Blanche, qui s’est glissé durant quelques jours dans la peau d’une utilisatrice de Roamler, une application mobile qui permet de gagner de l’argent en quelques clics.

Photos, questionnaires, missions, et …. rémunération ? J’ai utilisé l’application Roamler durant deux semaines à Lyon. Retour sur mon expérience.

Il est 8h10, heure de mon café matinal, je me surprends à jeter des coups d’œil réguliers à mon smartphone. Je ne regarde pas le programme de ma journée ou les réponses à mes derniers messages : je suis dans l’attente de notifications Roamler. 

Depuis deux semaines, je suis devenue un « Roamler », membre actif de l’application du même nom. Mon pari : gagner de l’argent en prenant des photos. J’étais loin de penser que cela changerait mes habitudes quotidiennes. Captivée, je guette en permanence un message m’annonçant le début d’une nouvelle mission. 

La communauté de « Roamlers » est rémunérée pour fournir des données détaillées et géolocalisées concernant la disponibilité, l’emplacement et le prix de certains produits dans des lieux de vente. Chaque information est certifiée par une photo à l’instant t. Celle-ci capture en temps réel ce qui se passe en magasin. Les données sont ensuite analysées et synthétisées en indicateurs pour que les marques prennent des décisions marketing stratégiques, avec comme objectif d’améliorer la visibilité de leurs produits et des promotions. 

Depuis sa création aux Pays-Bas en 2014, ce type d’application a connu une forte croissance. En effet, il s’agit de réduire les coûts de l’expertise commerciale en s’appuyant sur une communauté extrêmement flexible : disponible sur l’ensemble du territoire à toute heure de la journée. C’est ce qu’on appelle le crowdsourcing. En 2016, Roamler France a été labellisée pépite « entrepreneur de croissance » par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon. Aujourd’hui, Roamler est classée meilleure application rémunératrice sur Foxyrating, devant ses concurrents tel que Mobeye ou Click and Walk. Le principal ressort de son développement est d’apporter de la transparence dans un secteur fermé : celui de la grande distribution. En 2019, l’application, présente dans 13 autres pays, a réalisé plus de 2 millions de missions sur le terrain et compte environ 20 000 Roamlers en France.

Mes premiers pas sur l’application 

Après avoir rempli le questionnaire d’inscription, je passe une semaine à me familiariser avec son mode de fonctionnement. L’aventure commence lorsqu’on me propose des missions non rémunérées dites « créatives ». Sur l’application, onglet valise, je rempli le formulaire « Qui êtes-vous ? », et réponds à des questions personnelles, des détails sur mes habitudes : est-ce que j’ai souvent recours à des livraisons à domicile, est-ce que je suis micro-entrepreneur ou surtout, est-ce que j’espère l’être. Chacun de ces questionnaires me permet d’obtenir des points XP (points d’expérience). Ces points me font ensuite passer de niveau en niveau.

Puis,  je fais le test « En route vers le niveau 2 », vérifiant les notions de base à la manière d’une formation accélérée. J’y apprends ce qu’est un mètre linéaire : une unité de mesure permettant de calculer la longueur du rayonnage dans les supermarchés, ou à compter le nombre de facings par produit, c’est-à-dire le nombre de produits directement visibles dans un rayon en magasin. Ces premiers contacts avec l’application me font atteindre les 500 XP me permettant de passer au niveau 2. Me voici prête à passer à l’action.

Récapitulatif du quizz « Roamler Academy ». Il me permet de vérifier si j’ai les connaissances nécessaires pour accomplir mes missions sur le terrain. Lyon,  28/02/2020 © Blanche Marès

Toujours dans l’attente de missions rémunérées, je réalise deux premières opérations sur le terrain. Il s’agit de prendre la devanture de supermarchés en photo pour vérifiersi l’enseigne est toujours présente à la même adresse. Cette mission prend quasiment l’allure d’un jeu puisqu’elle s’inscrit dans le cadre d’un concours : les participants peuvent gagner 15 euros en étant tirés au sort à la fin du mois. Elle permet aussi de comprendre comment utiliser l’application et de prendre des photos en respectant les consignes. 

Une semaine plus tard, à 14h00, le téléphone vibre et me propose ma première mission rémunérée. Je la valide immédiatement, craignant que quelqu’un ne le fasse à ma place. J’ai deux heures pour la réaliser. Même en m’y étant préparée, mon rythme cardiaque s’accélère. J’abandonne au plus vite mes révisions à la bibliothèque pour accomplir la mission dans le temps imparti (celui-ci est la plupart du temps de deux heures), je traverse Lyon à coup de Vélo’v et accélère le pas pour me rendre dans un supermarché difficilement accessible en transports en commun.

Une fois sur place, je dois photographier tous les shampoings d’une marque précisée par l’application en commençant par prendre une photo de chaque mètre linéaire du rayon shampoing. Je fais face à des problématiques techniques inattendues dues à l’étroitesse du rayon : il ne me donne pas le recul nécessaire pour prendre les photos. De plus, comment compter les shampoings quand ceux-ci ne sont pas tous bien rangés ? Et surtout, comment ressembler à un client « normal », et continuer à agir en suivant la règle de base, « la discrétion », tout en restant pendant plus d’un quart d’heure à prendre des photos dans le même rayon ?  Je note toutefois que le temps passe vite, car l’expérience est stimulante et le caractère « secret » de la mission laisse une tension palpable. Pour chaque type de shampoing (taille de flacon, saveur, …), je dois prendre une photo de dos avec le code barre du flacon, une photo de face et une photo des « facings », en précisant combien de shampoings sont encore disponibles en rayon. Je réalise donc trois photos d’une dizaine de shampoings, pour un total de plus de trente photos.

Récapitulatif de la mission “Stop aux Pellicules” dans le rayon shampoing. Consignes et photos de chaque mètre linéaire. Lyon, 03/03/2020 ©Blanche Marès

Vue d’ensemble sur le rayon shampoing du supermarché pendant la mission. Lyon,  03/03/2020, © Blanche Marès

Résultat : Alors que l’application prévoyait 15 minutes de mission, en y ajoutant mon temps de déplacement de 40 minutes aller-retour, je prends au total une petite heure à réaliser une mission rémunérée 3 euros seulement. La rémunération brute peut, au premier abord, sembler élevée : 3 euros en 10 minutes, mais elle ne prend pas en compte de nombreux autres facteurs tels que le coût du transport, le temps supplémentaire, les imprévus sur le terrain, ainsi que le stress qu’implique la participation. Cette première expérience, formatrice bien que peu rémunérée, me laisse dans l’attente d’une nouvelle mission pour gagner en rentabilité. 

Ma seconde mission arrive le lendemain. Elle consiste à prendre en photo un câble micro USB de 2 mètres en le comparant avec les deux éléments les plus similaires que je trouve en magasin. Pour le justifier, il me faut ensuite expliciter leurs différences de marque, de taille et de prix. Cette fois, l’enquête est réalisée dans un magasin de petite taille. Ma discrétion est mise à mal. Me voyant prendre des photos de façon répétitive, le vendeur me demande ce que je fais. Je réponds, embarrassée, que je cherche à acheter un câble USB à mon petit frère mais que je ne connais pas son téléphone. Cette mission est délicate et me prend du temps. De plus, les prix n’étant pas directement indiqués en magasin, à la suite d’un récent changement d’agencement, je ne peux faire autrement que de demander au vendeur le prix de chaque produit. 

Conclusion : le soir à 17h00 lorsque la mission est validée, j’ai 855 XP et presque 5 euros sur ma cagnotte. Si la rémunération en monnaie est faible, mon nombre de points, lui, croît vitesse grand V. C’est d’un moindre réconfort.

Historique de mes missions et de mes gains, visible dans l’application. Lyon,  05/03/2020 © Blanche Marès

Mission … impossible ? 

J’ai eu l’occasion de rencontrer Clément, en terminale à Lyon. Il utilise Roamler depuis Décembre 2019 et témoigne : « De temps en temps on m’a demandé de faire des missions dans des établissements qui n’existent plus. A chaque fois, il faut vérifier les horaires des magasins tout en évitant les heures de pointe. Et puis, certains vendeurs refusent que je réalise la mission, alors je me vois forcé d’abandonner,je me suis déplacé pour rien ».

A première vue, prendre des photos et répondre à des questionnaires semblent être des tâches simples permettant de gagner de « l’argent facile ». Pourtant plus d’une fois, je me suis retrouvée face au dilemme suivant : aller jusqu’au bout ou abandonner ? 

Le nombre de missions que l’on peut valider simultanément dépend de notre niveau. Par exemple, au niveau 2, il est seulement possible de valider 2 missions à la fois. Ensuite, il reste deux heures pour les réaliser.  Ces contraintes s’ajoutent à la difficulté d’adapter une mission à la réalité du terrain. J’ai ainsi dû renoncer à une mission, ne parvenant pas à avoir du réseau internet dans le magasin. Chaque nouvelle tâche est contraignante et requiert d’être à la fois patient, persévérant et pugnace.  

Du Roamler niveau 1 au Roamler aguerri

Baptiste Privé, cofondateur de Roamler France en 2014, explique que la force de l’application est de privilégier le lien direct avec chaque utilisateur : « les profils de Roamlers sont assez variés avec une moyenne d’âge de 41 ans. Il y a quelques jeunes, mais ils sont souvent là de passage, mais les personnes qui sont les plus fidèles, qui restent en activité sur l’application depuis longtemps, sont souvent des gens un peu plus âgés ». 

Clément, encore lycéen, insiste sur l’idée que « c’est un bon moyen de gagner de l’argent de poche ». Il me montre sur son application qu’il a gagné 32,98 euros en un mois d’activité, après avoir réalisé 9 missions rémunérées et 3 créatives. « Certaines missions sont très simples, par exemple prendre en photo un panneau publicitaire ou une vitrine. Tandis que d’autres sont plus compliquées car il faut expliquer pourquoi on prend des photos et dans quel but, mais elles sont mieux rémunérées ». Lorsque je lui demande quelles sont ses tâches favorites, il me précise que ce sont les missions rangées sous le titre “Sans pression”, dans les restaurants, bars et cafés, car elles permettent de gagner de 10 à 15€. Il doit prendre en photo les cartes, ardoises et tireuses ainsi que l’intérieur et l’extérieur de l’établissement tout en décrivant l’ambiance de celui-ci. Il note que Roamler essaye de le mettre dans de bonnes conditions pour ces missions en remboursant toute boisson consommée à un prix inférieur à 2€. Les missions sont pas seulement réalisées en supermarché. Baptiste Prive explique que « dans les bars, restaurants, hôtellerie, (…) il y a aussi des tendances discrètes comme le véganisme » et que cela peut être « intéressant d’observer ces lieux créateurs de tendances difficiles à entendre et à capter ».

Savoir qu’il est possible de gravir les échelons jusqu’au niveau 14, permet de rendre l’application de plus en plus attractive au fil des missions. Quentin*, en stage pendant six mois dans le service communication de la Roamler, raconte que certains habitués gagnent quasiment un SMIC par mois : « au bout d’un certain temps, on reconnaît les noms et clairement il y a une proximité avec les utilisateurs, il y en a même qui ont visité nos locaux, on sait que sans eux, la mission n’est pas réalisable ». Les utilisateurs gagnant plus de 120 euros par mois sont encouragés à déclarer un statut d’auto-entrepreneur afin d’avoir accès à des missions plus rémunératrices tout en continuant à travailler dans la légalité.

Les niveaux de l’application créent de grosses différences entre les Roamlers. Ainsi, si certains gagnent « presque trop pour ne pas être considéré comme des salariés », à l’inverse Clément critique le manque de missions : « Roamler a des quotas minimums de missions dans les grandes villes et régions :  une fois ces quotas dépassés, les missions ne sont pas retirées mais nettement moins rémunérées. Un après-midi j’en ai fait 6 à 1€ au lieu de 10€. Il y a des périodes creuses avec très peu de missions. En plus, je suis originaire d’une petite ville de Province, et je n’ai pas de missions avantageuses à réaliser là-bas ». 

Capter la donnée : pour Roamler, une mission d’avenir ? 

La France est un territoire particulièrement difficile à couvrir au vu de sa faible densité de population. « Il y a encore en France des zones blanches en termes de connaissance » explique Baptiste Privé. Quentin* ajoute que l’enjeu principal est de « recruter des Roamlers dans des petites villes ». L’entreprise fait pourtant le pari de se baser sur une stratégie de communication par le bouche-à-oreille. L’application permet des systèmes de parrainage entre les Roamlers des villes et ceux des champs. L’objectif étant de s’implanter dans des zones de France tel que le Grand Est pour rendre l’expertise complète à l’échelle nationale. 

L’application va de pair avec un enjeu actuel : celui de capter de la donnée en mouvement. Le mot Roamler vient du terme dataroaming, le service de données continu qui permet de capter les données en itinérance lorsque vous utilisez votre téléphone à l’étranger. Si l’on cherche à tout prix à protéger les données personnelles, les données objectives en magasin peuvent aujourd’hui être collectées en toute légalité. Un argument repris par Clément qui n’a pas de scrupule à prendre les photos : « ils n’ont rien à cacher ». 

Cette production de données a pour objectif de développer l’expertise dans le domaine du détail. Baptiste Privé explique que « si on fait un compte rendu à Coca, par exemple, et qu’on leur donne juste des photos ou des chiffres, cela ne va pas les intéresser, il faut qu’on ait une capacité à les traiter, à les rendre intelligentes, voire même à les expliquer, donc il y a un peu, ici, une notion de consulting ». Pour l’instant, « 95% des missions sont réalisées sur la demande de nos clients. Après, nous, parfois, on peut vouloir expliquer certains phénomènes (…) comme les ruptures de stocks tel jour ou telle heure ». Anticiper les demandes pourrait leur permettre d’analyser le marché de manière plus complète en se détachant des logiques marchandes suivies par les entreprises. 

En France, aujourd’hui, Roamler fonctionne simplement sur “Retail”, c’est-à-dire dans les domaines de la grande distribution. Pourtant, les comportements des consommateurs sont observables dans d’autres secteurs et il existe ainsi deux autres branches de Roamler dans le monde : Tech et Care. La première chapote des opérations de maintenance et d’installation, la seconde des soins médicaux. Dans les deux cas, il s’agit de missions réalisées directement au domicile de ceux qui en font la demande. Comme dans les phénomènes d’ « ubérisation », le client et le professionnel sont mis en contact quasiment automatiquement.

Alors que l’application va bientôt fêter ses dix ans d’existence, l’usage financier des applications est désormais normalisé ce qui confère à Roamler un grand potentiel de croissance. Son recours à une communauté numérique lui assure de maintenir la flexibilité des « travailleurs ».  Toutefois, sous l’apparence d’un jeu, le travail peut être pesant, chronophage et peu rémunérateur. 

Par Blanche Marès

*Le nom a été modifié.