Au début du mois de mars, les journalistes de l’Ecornifleur sont partis en immersion dans des univers associatifs et professionnels très divers. Dans ce nouvel épisode, Célia nous emmène dans les coulisses des permanences téléphoniques de Solitud’Ecoute.

L’association des Petits Frères des Pauvres accueille, à Lyon Solitud’écoute, une ligne d’écoute dédiée aux plus de 50 ans, souffrant de solitude. Tous les jours, des bénévoles répondent au téléphone et prêtent, pour quelques minutes, une oreille attentive. Souvent retraités, empathiques ou altruistes, qui sont ces écoutant.e.s anonymes à l’autre bout du fil ? 

Un mardi à 18h, quelque part dans le 8ème arrondissement de Lyon, je rejoins Corinne*. Elle arrive sur son vélo, en sortant du travail. On se salue sans se serrer la main, coronavirus oblige. Nous montons dans le bâtiment. Au bout d’un couloir deux petits bureaux sont ouverts, deux personnes sont là depuis 15 heures. Iels discutent avec Corinne du bilan du jour, de ce qu’iels ont traité, de la difficulté de certaines situations et des questions qu’iels se posent. 

Ce n’est pas un tour de garde dans un hôpital, une réunion d’assistant.e.s sociaux.ales, ni le centre d’appel des pompiers. Iels sont toustes bénévoles, et leur mission est de répondre au téléphone aux maux des plus de 50 ans. Solitud’écoute, ce sont trois antennes en France, à Paris, Lyon et Nantes, qui chaque jour répondent à celleux qui se sentent seul.e.s, s’ennuient, sont maltraité.e.s où se battent contre leurs idées noires. Créées par l’association Les Petits Frères des Pauvres en 1984, et rebaptisées Solitud’écoute en 2007, les trois lignes n’enregistrent pas moins de 20 000 appels par an. A Lyon, iels sont 25 bénévoles à se répartir les permanences. Le lieu doit être tenu secret pour garder l’anonymat des écoutant.e.s. Anonymat et confidentialité, voilà les deux mots d’ordre. Pour Corinne, « l’écoute c’est tout un art », mais c’est surtout « par besoin personnel, par envie » qu’iels le font. Qui sont ces bénévoles qui décrochent pour celleux qui sont seul.e.s ?

« Corinne, Solitud’écoute bonjour ! »

Corinne choisit le bureau de gauche. Elle sera seule ce soir, les horaires viennent tout juste d’être rallongés, et maintenant les appelants peuvent joindre l’association de 18h à 20h. Je ferme la porte derrière moi, elle baisse le store, allume la petite lampe de bureau et s’installe. Un téléphone fixe, une lampe, une feuille blanche pour écrire et un tableau pour recenser les appels. Au mur, sur un panneau en liège, des numéros, des conseils, le planning des bénévoles. La nuit va bientôt tomber. Elle regarde l’horloge au-dessus de moi et active la ligne pour recevoir les appels.

Le téléphone sonne. « Corinne, Solitud’écoute bonjour ». A l’autre bout du fil, une parisienne. Corinne écoute attentivement les propos de cette vieille dame qui n’a peut-être plus toute sa tête, elle sourit, tente par moment de la relancer sur des choses concrètes, rassurantes. Cette anonyme, quelque part dans Paris, semble rassurée : « Vous m’écoutez très attentivement, et j’apprécie beaucoup, parce que ça fait très longtemps que ça ne m’est pas arrivé ». Au bout d’une vingtaine de minutes, la bénévole écourte la conversation : « écoutez madame, je vais vous souhaiter une bonne soirée ». Corinne finit par raccrocher, même si elle m’avoue qu’elle est bien consciente de n’avoir aucune preuve d’avoir aidé cette personne

Bureau d’écoute, Solitud’Ecoute, Lyon, 12/03/2020 © Célia Bancillon

Il n’y aura pas d’autres appels ce soir, les “appelant.e.s”, ne sont pas encore habitué.e.s aux nouveaux horaires. Malgré ce téléphone qui reste silencieux, Corinne doit rester jusqu’à la fin de sa permanence, c’est la seule « connectée » ce soir.

« Je ne suis pas une professionnelle »

Corinne est entrée à Solitud’Ecoute en 2015, elle était au chômage et suivait une formation professionnelle en parallèle : « cette année, c’était un cadeau que je me faisais, alors je voulais aussi donner de mon temps ». Elle qui parle de « téléphonie sociale » et « d’écoute active » en citant Carl Rogers, un psychologue américain, ne se considère pas pour autant comme une « professionnelle ». Comme le téléphone ne sonnera plus ce soir, elle me raconte sa vision de l’écoutant.e. « J’ai toujours eu une appétence pour le troisième âge, depuis toute petite j’allais rendre visite aux mamies de mon village », explique-t-elle. Pour cette quadragénaire, aider les personnes âgées par téléphone, c’est un moyen de pallier l’éloignement avec ses propres parents, qui habitent à l’autre bout de la France. Les Petits Frères de Pauvres proposent aussi des visites à domicile, mais pour Corinne, l’avantage du téléphone, c’est « qu’il n’y a aucune distinction financière entre les personnes qui appellent.” Elle ajoute “Le téléphone c’est mon truc parce qu’il n’y a pas d’attachement ». En effet, si l’anonymat préserve écoutant.e.s comme appelant.e.s, il permet aussi de garder une distance et une « posture ». Elle rappelle aussi que si les personnes s’engagent, c’est avant tout pour elles-mêmes : « Il faut être vachement humble. Il ne faut pas avoir cette croyance que l’on peut sauver les gens ». C’est le besoin personnel de faire quelque chose pour les autres qui prime. 

Accompagner les écoutant.e.s, fixer les limites 

Face aux récits des appelant.e.s, les bénévoles doivent se préparer. Plusieurs thématiques ou comportements posent questions, et des personnes sont engagées par l’association pour encadrer et accompagner celleux qui donnent de leur temps. A Lyon, c’est Diane Rouzier, psychologue et spécialiste du vieillissement, qui a cette mission. Pour Corinne, « l’appréhension qu’on a tous c’est la tentative de suicide », et elle ajoute même : « Les personnes âgées, elles ne se loupent pas ». En France, 28% des suicides concernent les personnes de plus de 65 ans. 

A Solitud’écoute, pour accompagner les bénévoles dans ces situations complexes, des groupes de paroles sont organisés tous les mois. Accompagné.e.s d’un psychologue, chacun.e vient témoigner au sujet des appels qui lui ont été difficiles, pour comprendre, exposer, recevoir des conseils, de ses pair.e.s et d’un professionnel. Les conversations téléphoniques peuvent affecter les écoutant.e.s, Corinne explique : « Ils vous racontent ce qu’ils veulent. Le problème c’est que par moment on prend pour argent comptant ce qu’ils disent ». Et à l’autre bout du téléphone, personne ne sait ce qu’il se passe quand la personne a raccroché. 

Affichage en face de l’écoutant.e © Solitud’écoute

La ligne d’écoute a aussi dû faire face à deux problématiques majeures ces derniers temps : les « masturbateurs » et l’occupation des lignes par une poignée d’appelant.e.s. Dans le premier cas, il s’agit d’hommes, la majorité du temps, qui appellent Solitud’écoute pour se masturber. De l’évocation de fantasmes, à la concrétisation de l’acte, les bénévoles et toute la structure se sont vu obligé.e.s de fixer des limites. Corinne, qui a été victime de ce genre d’appels, exprime son appréhension, en levant les mains devant elle : « Je suis devenue hyper attentive avec les hommes … quand il y a un grand silence, est-ce un souffle de timidité ou une masturbation ? ». L’objectification des appelantes, qui ne veulent pas être des « réceptacles » comme le précise la bénévole, a conduit la coordination nationale à prendre des mesures. Diane Rouzier, qui faisait partie de la commission de décision en 2017, explique : « nous avons décidé que les bénévoles ne devaient pas accepter ceci au téléphone, même si nous entendons qu’il peut y avoir de la misère sexuelle, notre association n’a pas pour vocation de combler cette solitude-là. Nous ne sommes pas des travailleurs bénévoles du sexe ». Elle aussi victime de ces appels, elle ajoute qu’« ils sont souvent manipulateurs, ils commencent en disant qu’ils se sentent seuls. On se sent objectalisé […] certaines écoutantes sont tellement stressées que dès qu’elles entendent une voix d’homme elles ont un geste de recul ». 

Pour ce qui est de l’occupation des lignes, là encore une décision nationale a dû être prise. Les bénévoles de Solitud’écoute, qu’iels soient de Lyon, Paris ou Nantes, se sont rendu.e.s compte que 30 appelant.e.s occupaient 85% du temps d’écoute. Certain.e.s ont même hésité, selon Corinne, à partir, estimant que leur mission consistait à écouter toutes celles et ceux dans le besoin, et non à se limiter à quelques « récurrents ». Pour ce faire, l’opérateur téléphonique a été changé, et l’algorithme repensé, permettant ainsi une meilleure répartition des appels. La règle donnée est simple, c’est un appel par jour, durant une vingtaine de minutes environ. Là encore, pour notre bénévole, cette problématique soulève des questions de fond. Pour elle, deux positions se rencontrent, d’un côté les écoutant.e.s qui viennent « chercher du sens », et de l’autre les appelant.e.s, à la recherche d’une bonne oreille, mais « quid de la dépendance de ces gens à ce type de structures ? ». Corinne raconte par exemple qu’une appelante récurrente rentre parfois en catastrophe chez elle, avant 18 heures, pour être sûre de pouvoir joindre la ligne téléphonique, tous les jours. 

Ne devient pas écoutant.e qui veut 

Si, comme le dit Corinne, « l’écoute c’est tout un art », tout le monde n’est pas fait pour cela. Aujourd’hui, 80% des bénévoles sont des femmes, et une majorité sont retraité.e.s. A Solitud’écoute, c’est une écoute active qui est proposée. Cela signifie, selon les bénévoles, que les écoutant.e.s ne doivent pas donner de conseils, ni juger leurs interlocuteur.trice.s. Pour Diane Rouzier, qui décide quel.le candidat.e est retenu.e ou non, trois critères sont indispensables. Les candidat.e.s doivent avoir plus de 25 ans, être prêts à se former et surtout posséder « une capacité à se remettre en question, croire à l’écoute, et croire à une écoute qui ne soit pas du coaching, mais une écoute empathique, capable d’entendre du chagrin et des récits de vie difficiles, et de les accueillir et non pas les balayer. C’est un espace ou les personnes viennent dire qu’elles sont malheureuses ». Après un premier entretien, les bénévoles sont suivi.e.s par un.e tuteur.trice durant trois mois, soit 12 sessions d’écoute. « On essaye de former les bénévoles sans les formater, parce que l’on ne donne pas des recettes mais des postures. Ce qui est important c’est d’être là avec sa personnalité à soi mais dans un cadre commun », confie Diane Rouzier. Elle précise aussi qu’au vue de la difficulté de certains appels, les personnes trop fragiles ou instables ne peuvent pas exercer ce bénévolat. Les groupes de paroles ainsi que l’auto-formation sont mis en place pour permettre un suivi continu des bénévoles. Par exemple, une conférence sera donnée dans les prochains mois sur la sexualité des personnes âgées. 

« Tu ne vas pas rester étudiant toute ta vie ! »

Le jeudi suivant, c’est Paul* qui me reçoit. Même routine, je le retrouve à l’entrée, un peu avant 15h, et nous nous dirigeons en silence dans le bureau de droite, cette fois. Une écoutante est déjà en place à côté. Il m’invite à prendre une chaise, ouvre le store, allume aussi la lampe de bureau, consulte le même tableau de liège rempli d’informations pratiques que sa voisine d’à côté et compose le numéro pour activer la ligne. Il vient une fois par semaine, depuis plus de vingt ans. Il m’explique qu’il a commencé à Ecoute Amitié, l’ancienne ligne des Petits Frères des Pauvres. Jeune retraité à l’époque, il a d’abord occupé son temps par des conférences et des apprentissages en tout genre, avant que sa femme, déjà bénévole dans une autre structure, l’incite à s’engager : « elle m’a dit tu ne vas pas rester étudiant toute ta vie ! ». Il donne de son temps une fois par semaine, et se rend avec assiduité aux groupes de paroles. Selon lui, toutes les séances ne se ressemblent pas : « des fois je suis lessivé, parfois ça m’a rasé il faut le dire aussi ! ». Mais parfois, une forme de connexion s’opère à travers le fil : « il y a aussi des échanges très profonds avec des gens qui se posent des questions dans lesquelles je peux me retrouver ». 

« Je suis seule »

Il sort son carnet, s’arme de son stylo, et en attendant que la bête noire se réveille,  il me confie : « Quand on vient à l’écoute, la première chose à faire c’est le vide dans sa tête et de s’ouvrir à l’écoute ». Deux écoutant.e.s, deux écoutes radicalement différentes. Alors que Corinne s’adonnait à une « écoute active », où la majorité de l’échange était rythmé par l’appelante, Paul préfère faire la conversation. Il pose des questions, demande comment vont les petits-enfants, des nouvelles de la météo, de la dernière lecture ou de la couleur du chat. Déjà deux appels enchaînés, et Paul a à peine le temps de raccrocher le téléphone que sa troisième interlocutrice de la journée est déjà en ligne. Appel peu banal pour la structure et l’écoutant, une auxiliaire de vie qui s’inquiète pour son employeuse. Face au récit de la personne, Paul s’aventure à lui donner son ressenti, qu’il présente comme forgé par de longues années d’écoute : « Je fais le constat qu’il y a beaucoup de mères qui se font laisser tomber par leurs filles ». Il lui communique alors le numéro de téléphone des Petits Frères des Pauvres de son département, après que j’ai griffonné sur un papier le nom de la ville qu’il n’entendait pas. Avant de raccrocher, il confie à son appelante : « Vous êtes un intermédiaire, vous essayez de trouver une solution. Je vous remercie pour le coup de cœur que vous manifestez pour cette personne »

Pause. Paul coupe la ligne. « J’arrête deux minutes ». Devant lui, une feuille donnée par l’association pour faire le bilan des appels. Sur le tableau en liège, une nomenclature, chaque numéro correspondant à un type d’appel. « Est-ce que l’on peut dire que la dernière personne est maltraitée ? », se questionne Paul à voix haute. Il enregistre également les horaires d’appels et les motifs, et quand il a reconnu les appelant.e.s, il note leurs noms ou surnoms. Il dresse aussi le bilan de ce qu’il a écouté et confie : « Tant que les gens étaient occupés, ils ne se posaient pas la question de pourquoi ils vivaient. C’est ça qui me fait mal, je suis obligé de mettre des forceps pour les faire parler, ils n’ont plus rien à dire ». Il fait part d’un profond sentiment d’impuissance, face à ces âmes esseulées qui se retrouvent dans le vide, une fois à la retraite. 

Il se remet en route, rallume sa ligne et instantanément le téléphone sonne, « Solitud’Ecoute bonjour ! ». La personne, à l’autre bout du fil, raccroche instantanément. « C’est un homme qui veut parler à une femme, ça arrive au moins une fois par séance »

La sonnerie revient, une nouvelle femme seule, derrière le combiné. Puis une autre, qui laisse place à une certaine poésie. La conversation démarre : « Je suis seule, je suis grabataire ». Un dialogue sans queue ni tête s’installe, et l’écoutant, bien rodé, joue le jeu : « Vous nous demandez beaucoup, vous voulez qu’on apporte toutes les lumières d’un arc en ciel avec la puissance d’un phare ! Si vous voulez ceci, c’est que vous êtes dans l’obscurité ? ». La conversation coupe, sans raison. Paul reporte sur son tableau les derniers appels, et immédiatement, la sonnerie retentit de nouveau. Un « récurrent », comme iels les appellent ici. Il appelle tous les jours, c’est le seul homme de la journée que j’entendrai. C’est un monologue, Paul attend patiemment que les 20 minutes passent, puis il salue l’appelant et raccroche. La séance s’achèvera par une femme qui a reçu un PV, une autre, très malade, et une dernière qui conclut son appel par « vous êtes des personnes formidables ». 

Un peu avant 18h, Paul éteint sa ligne. Il finit de compléter son tableau, vérifie le nombre de minutes par appels, les raisons pour chacun, additionne le tout et le range dans un grand classeur. Le lendemain, un.e autre prendra sa place, s’installera sur le fauteuil et offrira son oreille quelques heures à celleux qui se sentent seul.e.s. 

Par Célia Bancillon

*Les prénoms ont été modifiés