Une radio spéciale cinéma, autrement dit, le son sans l’image, c’est le pari fou de Radio Lumière, lancée il y a dix ans. Pour percer les mystères de ce média éphémère du Festival Lumière, L’Écornifleur s’est glissé dans le studio de La Grande Émission, son emblématique rendez-vous live.
« Incroyables ces plans de filles dans une charrette. Elles viennent du monde de la nuit et soudain, découvrent la campagne baignée de soleil. C’est comme une rédemption. » Au micro de La Grande Émission, deux heures de direct quotidiennes et l’un des rendez-vous les plus écoutés de la radio du Festival Lumière, l’actrice Ariane Ascaride croque une scène du Plaisir, production d’après-guerre de Max Ophüls.
Elle choisit ses mots, consciente d’évoquer un cinéma qu’on ne peut voir et qu’il faut dire. Sa présence dans le studio d’enregistrement attire les spectateurs.
“On est dans une sorte de transe”
Au beau milieu du village Lumière monté pour le Festival, à l’intérieur de la tente boutique des DVD, le public se presse autour du plateau. Parmi les curieux, L’Écornifleur, venu comprendre comment l’émission phare de Radio Lumière parvient à parler cinéma, sans aucun support visuel. Les films sans dialogue, c’est le cinéma muet. Sans image, c’est le cinéma aveugle ?
« Le cinéma à la radio, c’est encore mieux ! » estime au contraire Didier Allouch, l’un des animateurs vedette de La Grande Émission, arrivé cette année dans l’équipe. Sa réponse surprend, venant d’un présentateur de Canal +, à la culture télévisuelle prononcée. « Les auditeurs se créent leurs propres images. Ça leur donne envie de voir le film. » Basé à Los Angeles à l’année, il pointe du doigt la spécificité française qui permet ce genre d’émissions : « Le Masque et la Plume fait 2 millions d’auditeurs! Pour un rendez-vous radio consacré aux livres ou au cinéma, c’est considérable. »
Philippe Rouyer, son acolyte de France Culture et Canal + cinéma, dans La Grande Émission depuis quatre ans, renchérit : « En plus, ici, je peux transmettre mon enthousiasme pour le cinéma. À la radio, on ne vous trouve jamais trop enthousiaste. » Le critique cinéma décrit même un état de « transe » quand il officie. « Si on est enrhumé, on arrête tout à coup de tousser et de se moucher. Plus rien d’autre ne compte que l’émission. »
“Et là, je sors les rames”
Tout cela ne nous dit pas comment rendre l’image par des mots. « Le talent de nos journalistes fait la différence », soutient Guillaume Derachinois, directeur de Radio Lumière depuis début 2019.
De fait, pendant La Grande Émission du lundi 14 octobre, les descriptions de plans fusent. Virginie Apiou, dernier membre du trio d’animateurs, dessine les contours d’une « femme flic, en uniforme, enceinte, qui se déplace coûte que coûte dans la neige avec détermination ». Marge, du film Fargo, prend ainsi corps à travers l’esquisse. La journaliste use et abuse du verbe « voir ». Les comparaisons imagées jaillissent à chaque détour de phrase.
Radio Lumière revendique ce cinéma sans les yeux. Son directeur a recensé 90 000 auditeurs durant le Festival 2018, « sans compter la vie des émissions en podcasts sur les plateformes comme deezer, spotify, apple podcast, etc. » Pour la première fois depuis la création du média éphémère, il vient même de fournir à Sud Radio un programme d’une heure 100% Festival. Radio Lumière ayant été imaginée pour booster la notoriété du Festival, Guillaume Derachinois savoure cette avancée.
« Reste que parler des films ne va pas de soi», reconnaît-il. Philippe Rouyer se souvient ainsi d’un « acteur bien connu du cinéma français venu présenter un film à l’antenne et qui se met à pérorer : “J’ai mis un point d’honneur à ne pas voir le film avant de le présenter.” Là, je suis en direct, on entend ma mâchoire tomber sur le bord de la table. En une seconde, je sors mes rames ! Je regarde l’heure, et je me dis que ça va être long. Très long. »
Au-delà de l’anecdote cuisante, L’Écornifleur a voulu vérifier auprès du public si écouter La Grande Émission donnait envie de voir les films. « C’est frustrant, râle Catherine, 56 ans. On n’a pas tous les moyens de voir ces films de patrimoine ! » Quelques mètres plus loin, David, un cinéphile de 23 ans, apprécie quant à lui. « Je connaissais déjà cette radio qui donne un regard intéressant pour décrypter le cinéma. Mais si c’est passionnant de parler de films, ils sont surtout faits pour être vus ! »
En revanche, on n’a pas osé freiner le dynamisme de l’équipe en leur parlant référencement. Qui leur dit qu’en tapant « Radio Lumière » sur le web, les deux premières pages de résultats sont consacrées à un média évangélique haïtien du même nom?