Lorsque l’on cherche à associer art et anarchie, les plus franchouillards d’entre nous disent « Les Anarchistes » de Léo Ferré, là où d’autres répondent, 8.6 en main, « punk hardcore ». La réponse est autrement difficile lorsqu’on pense cinéma.
Il existe bien sûr des films à propos de l’anarchisme. Ken Loach plaçait sa caméra en Espagne libertaire avec Land and Freedom (1995), tandis que dans Sacco et Venzeti (1971), Giuliano Montaldo racontait le procès injuste des deux militants anarchistes.

Quoique très bons, difficile de parler de rupture ; tous deux reprennent la forme classique du cinéma. Un cinéma anarchiste chercherait plutôt à appliquer les principes d’absence de hiérarchie et d’indépendance à la pellicule elle-même, au langage de l’image.
Rompre avec « l’art bourgeois »
« Sans déterminer l’acteur ; ni la caméra ; ni le décor ; ni la musique ; ni le montage ; rien n’est déterminé du tout. Seulement décider de penser avec légèreté, puisque ces adolescents vivent de cette façon-là. Allons, nous nous en foutons des adultes. ». Ce n’est pas un extrait d’un manuel pour un cinéma anarchiste, mais l’ouverture de Timeless, Botomless, Bad Movie (1997) de Jung Song-woo.
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Venu du théâtre, la conception esthétique du réalisateur sud-coréen repose sur la participation active du spectateur, la réalisation du film n’étant qu’une partie du processus global de conception artistique : le « cinéma ouvert ». Caméra à l’épaule, fort grain sur l’image, acteurs amateurs : Song-woo veut briser la frontière entre le spectateur et l’écran, et détrôner le réalisateur comme seul maître du film.

Détrôner le tyran-cinéaste, en laissant part entière à l’improvisation plutôt que la décision en avance : une méthode qui rappelle les aventures post-68 de Jean-Luc Godard. S’il défendait la politique de l’auteur – mettant en avant l’artiste face aux producteurs – il rompt totalement avec ces idées en se radicalisant à gauche. « À partir du moment où le cinéaste dit : moi je veux être le patron parce que je suis le poète et que je sais, alors là c’est complètement réactionnaire », déclarait-il en 1969 dans le journal Tribune Socialiste. Il fonde alors le collectif Dziga Vertov, dont le but affiché est de rompre avec « l’art bourgeois », et dont les œuvres étaient toujours signées collectivement.
Ouvrir des « fenêtres d’émancipation »
Mais Godard était « maoïste, pas anarchiste », rappelle Philippe Corcuff, philosophe et militant anarchiste. Pour lui, le problème de taille auquel fait face le cinéma anarchiste est son inaccessibilité. « Il y a quelque chose de contradictoire : ce qui est sur l’image, ce sont des pratiques populaires. Mais la façon dont c’est montré, c’est hyper inaccessible ».
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Pour Corcuff, qui s’intéresse plus aux séries qu’aux films, il est plus pertinent de prendre un contenu populaire, compréhensible par tous, et d’y introduire un décalage, afin d’ouvrir « des fenêtres d’émancipation ». The Wire en est un parfait exemple : « Omar, un personnage de gangster, est homosexuel. Ça crée un décalage, et c’est ça qui peut donner un écho à des dimensions émancipatrices ».

L’autre souci du cinéma anarchiste est celui de la fabrication concrète du film : « Est-ce qu’il peut y avoir une auto-organisation d’un film ? Dans le sens où l’orientation du film se discute au fur et à mesure », se demande le philosophe. Une auto-organisation anarchiste voudrait que chaque membre soit impliqué à parts égales dans le processus de production : monteur, technicien, acteur, réalisateur, chacun pourrait altérer le cours de la production du film. Mais filmer, monter, payer des techniciens et des acteurs coûte cher : difficile de constamment changer ou tourner de nouvelles scènes sous peine de se ruiner (et on sait que les anarchistes ne roulent pas sur l’or).
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Durant la Guerre d’Espagne, la Confédération Nationale du Travail a appliqué sa politique économique à l’industrie du film. La socialisation des moyens de production a mené à des tentatives de renouveau cinématographique. Les deux films les plus célèbres de cette période sont Barrios Bajos (1937) et Aurora de esperanza (1937), deux œuvres didactiques valorisant les idéaux libertaires et le corps ouvrier. Les manques de fonds et la difficulté à rompre avec les standards américains mettront vite fin à ce cinéma spécifiquement anarchiste.
« Les vidéos anarchistes ne se concluent jamais vraiment »
Finalement, on pourrait presque dire que le meilleur film anarchiste est une vidéo YouTube. Anarchist Film Doesn’t Exist (2021) – “Les films anarchistes n’existent pas” – treize minutes pour 262 vues, réalisé par The Trash Dimension, une chaîne à seulement 102 abonnés. Ce court-métrage alterne, sans narrateur, plans d’une ville anonyme et sous-titres glosant sur une potentielle théorie du cinéma anarchiste, recommandant par exemple l’absence de sujet, le vol de propriété intellectuelle ou encore l’emphase sur le moment filmé en lui-même plutôt que sa place dans un récit.
L’absence de cinéma, à proprement parler, « anarchiste » vient peut-être de la contradiction entre ses termes. Par définition, l’anarchisme est un moment, une tendance, un mouvement : cherchez à le filmer, et il est déjà passé. C’est justement la conclusion du court-métrage : « Les vidéos anarchistes ne se concluent jamais vraiment. En tout cas, ce serait vrai si les vidéos anarchistes existaient ; ce qui n’est pas le cas ». Il n’y a plus qu’à continuer à chercher.
Bastien Laurent