Invitée d’honneur du Festival Lumière 2024, la réalisatrice espagnole Icíar Bollaín est venue présenter son dernier long-métrage L’affaire Nevenka en avant-première en France. Le film retrace l’histoire vraie de Nevenka Fernández, conseillère municipale de Ponferrada entre 1999 et 2000. Pendant un an, elle a subi le harcèlement sexuel du maire, Ismael Álvarez, et a obtenu la première condamnation d’un homme politique en Espagne pour ce type de faits. Lors d’un entretien exclusif, la réalisatrice de 57 ans évoque les coulisses du film, la puissance de la fiction et ce qui a changé depuis le mouvement MeToo. 
Icíar Bollaín à l’Institut Lumière. Lyon, le 15 octobre 2024. © Célia Daniel

Comment le film L’affaire Nevenka est-il né ?

C’était une idée de mes producteurs avec qui j’avais travaillé sur Les Repentis (2021) et qui m’ont dit  « pourquoi ne reprenons-nous pas l’histoire de Nevenka ? ». Un livre a été écrit sur cette affaire en 2004 par un journaliste, et un documentaire a été réalisé en 2018. Je me rappelais de l’affaire mais en me replongeant dedans, je me suis dit : « il y a une histoire incroyable à raconter ». Près de 24 ans plus tard, notre regard est différent sur la façon dont l’affaire a été décrite dans la presse et la façon dont la société a réagi. Faire ce film aujourd’hui vous fait réfléchir à où nous en sommes, à quel point nous avons changé, à tout ce qui s’est passé depuis ce premier cas. Même si l’histoire de Nevenka avait déjà été racontée deux fois, aucune fiction n’avait été faite sur le sujet et la fiction a une telle puissance !

Qu’est-ce que la fiction peut apporter à cette histoire ?

La fiction apporte l’émotion. Elle vous permet de vivre l’histoire avec Nevenka, de ressentir ce qu’elle a ressenti tout au long de l’histoire et quand elle en sort. La fiction a cette force de communication que le livre ou le documentaire ont d’une manière différente. Dans un film, vous êtes transporté par la situation, vous pouvez suggérer à l’audience de revenir aux années 2000 dans cette petite ville. Vous pouvez sentir la politique, la médiocrité de ces lieux. Et Nevenka était juste une enfant brillante qui s’est retrouvée au milieu de cet endroit. Voilà, la fiction peut faire cela.

Nevenka Fernández était-elle impliquée dans la fabrication du film ?

Nevenka s’est montrée très disponible. La première conversation qu’on a eue était avec elle. Une fois que nous avons commencé le scénario, nous sommes allés parler à son avocat, à son psychologue, à ses amis, aux habitants de Ponferrada et à chaque fois nous revenions vers elle pour lui poser de nouvelles questions. Elle a fait preuve d’une grande générosité. 

Vous avez même vu son psychologue ?

Oui, il y a eu ce moment très drôle où comme nous faisions beaucoup d’aller-retours entre elle, son psychologue et d’autres personnes, il y a des choses qu’elle disait à son psychologue puis elle suggérait que ce qu’elle lui avait dit pouvait nous intéresser. A un moment, j’ai dit : et si nous organisions une réunion ? Et on l’a fait ! Pendant quelques séances, c’était Nevenka, son psychologue, ma co-scénariste Isa Campo et moi. Nous quatre pendant trois heures à évoquer ces différents moments. C’était fascinant.

Comment votre engagement dans le féminisme a commencé ?

Ma conscience féministe s’est développée avec les années. Quand j’ai fait mon premier film, j’avais 28 ans et je me souviens que le journaliste m’a demandé: « qu’est-ce que ça fait d’être une femme réalisatrice ? » et j’ai dit : « je ne sais pas, je n’y ai jamais pensé ». Une autre question qu’ils n’arrêtaient pas de poser à propos des deux protagonistes était : « pourquoi sont-elles des femmes ? » et je leur répondais: « pourquoi pas ! ». C’était il y a 30 ans mais je me disais: « c’est quoi ces questions ? ». Alors que j’ai continué à travailler, il n’y avait pas beaucoup de personnages féminins forts qui menaient les histoires. Au fur et à mesure que je racontais davantage d’histoires, j’ai aussi pris conscience d’autres choses. Donc je pense que j’ai grandi dans ma conscience. Au début, je suppose que je ne m’expliquais pas les choses comme étant le produit du patriarcat ou des inégalités. En vieillissant, j’en suis de plus en plus consciente.

Qu’est-ce que le mouvement MeToo a changé dans votre carrière et dans vos films ?

Les femmes ont toujours été au cœur de mes histoires. Bien avant MeToo, je racontais Ne dis rien (2003) qui est un cas d’abus. Le mouvement ne m’a donc pas affectée dans mon travail mais il a réveillé la conscience de l’usage du pouvoir sur le lieu de travail. C’est quelque chose que vous pouvez sentir dans notre industrie. Je n’en ai pas souffert personnellement mais je l’ai senti. J’ai commencé ma carrière en tant qu’actrice et je dois dire que j’ai fait deux essais avec un directeur de casting américain qui, à chaque fin de scène, me donnait une fessée. Sur le moment, c’est fou à quel point vous acceptez et à quel point c’était normalisé. Je n’ai pas aimé ce moment, je m’en souviens. Ce n’est pas allé plus loin mais je me disais que je n’aimais pas ça. Quand MeToo est arrivé, je me suis dit qu’il était important que ça sorte. C’est MeToo et maintenant c’est l’horrible affaire de Gisèle Pelicot. 

Comme vous le savez, le procès Pelicot est au cœur de l’actualité ces dernières semaines en France. Comment vous sentez-vous de sortir un film comme celui-ci en France à ce moment particulier ?

L’affaire Pelicot est épouvantable mais il y a quelque chose de la normalité et de l’ordinaire chez ces hommes qu’il faut souligner. Et aussi le fait que personne n’ait remis en question son consentement. Beaucoup ont dit: « mais le mari était là » mais qu’est-ce que cela laisse à la femme ? Je fais le lien avec l’affaire Mohamed al-Fayed, propriétaire de Harrods au Royaume-Uni [accusé de violences sexuelles par plusieurs dizaines d’employées du magasin de luxe, ndlr]. Beaucoup de personnes étaient au courant et même facilitaient ces violences. Il y avait un ancien officier de police qui était le vigile d’al-Fayed qui arrangeait les rencontres, il y avait un médecin qui examinait les femmes gynécologiquement pour qu’il puisse les violer sans se faire prendre. Où est la valeur du corps des femmes et de leurs vies ? Il y en a très peu. 

L’abus dans le cas de Nevenka est très similaire. C’est « je te veux donc je t’ai. Et si tu ne veux pas, je m’en fiche. Et si je ne t’ai pas, je te détruirais ». Tout le monde le voit autour mais personne ne fait rien. Je pensais que c’était un cas d’abus de pouvoir, mais dernièrement, j’ai réalisé à quel point les femmes valent moins. Peut-être que je suis un peu en retard pour m’en rendre compte mais c’est quelque chose qui m’a frappée. La vie des femmes a moins de valeur. 

Icíar Bollaín lors de la projection des Repentis. Lyon, le 15 octobre 2024. © Célia Daniel

Vous filmez ce harcèlement qui ne s’arrête pas pendant les deux heures du film. Comment avez-vous choisi de filmer sous cet angle ?

C’était un véritable défi car je voulais montrer ce qu’elle ressent donc il faut être très proche d’elle, mais tout s’est passé à cause du silence des autres. Donc je devais être avec elle mais aussi sortir du cadre et montrer les autres ne rien faire. L’abus du maire est systématique, au compte-goutte, c’est une stratégie et il faut le voir pour le comprendre car la principale question qui est posée dans ce genre de cas est : pourquoi n’est-elle pas partie ? Pourquoi est-elle restée à l’hôtel ? Pourquoi est-elle montée dans cette voiture ? Le procureur lui pose toutes ces questions dans le film. Pour faire ressentir au public ce qu’elle a ressenti, il faut montrer le processus. C’était le défi. 

Je ne connaissais pas l’histoire de Nevenka Fernández avant d’entendre parler de votre film. Je suppose que beaucoup de gens en France la découvriront aussi. Était-ce important pour vous de faire connaître son histoire à l’étranger ?

Je pense que tout réalisateur veut que son histoire soit racontée dans le monde entier. Et cette histoire est très universelle malheureusement. La société de distribution française m’a annoncé qu’elle concluait des accords avec des lycées pour montrer le film aux élèves. Je trouve que c’est fantastique car, en plus de donner au public deux heures de narration et de frisson comme les cinémas savent le faire, je veux aussi apporter de l’aide si c’est possible. C’est ambitieux mais s’il y a des femmes qui traversent ça, qui se reconnaissent, ça peut leur donner de la force. Je pense aussi que beaucoup d’hommes peuvent se reconnaître dans le fait d’être trop lourds et beaucoup de femmes peuvent se reconnaître dans le fait d’être gentilles, de ne pas vouloir être dans une situation mais de la subir quand même pour faire plaisir. Cette culture du « faire plaisir » est un piège. 

Avant de penser aux parties les plus extrêmes et horribles de cette histoire, vous pouvez reconnaître beaucoup de choses et vous demander : « Pourquoi j’ai accepté ça ? » ou « Pourquoi ai-je tant insisté ? » ou « Pourquoi j’attends des femmes qu’elles me fassent plaisir ? ». Pour moi, ce type franchit les limites dès le début, très subtilement puis de façon bien plus évidente. Ce film peut aussi faire réaliser aux hommes que non, ils ne peuvent pas faire ça.  

Qu’est-ce qui a changé en Espagne depuis ce premier cas ?

Ce qui a changé, c’est la perception de la société à ce sujet. Nevenka est restée très seule. Elle n’a pas été décrite comme la victime par les médias. La victime, c’était lui. Il y aura toujours des personnes qui remettront en question la parole des femmes mais je crois qu’il y a une vague générale de croyance. Croire ce qu’une femme a à dire. En termes de violence, je ne pense pas que ça a changé. La ministre espagnole de l’égalité est venue à l’une des projections et a déclaré que la violence envers les femmes avait augmenté de 10% et qu’elle concernait maintenant des personnes de plus en plus jeunes qui consomment beaucoup de pornographie notamment. Donc ce n’est pas beaucoup mieux de ce côté-là. 

Nous savons mieux reconnaître quand il y a une victime, ce qu’est le consentement et ce qu’est un abus mais nous avons besoin de beaucoup plus d’éducation. Aussi, en Espagne, il y a eu une réelle vague de féminisme. Beaucoup de jeunes femmes ont rejoint le mouvement et cela a eu des répercussions. Je vis au Royaume-Uni et il n’y a pas eu cette même vague sur la société et donc pas ces mêmes répercussions.

L’affaire Nevenka est une histoire sur l’abus évidemment mais c’est aussi une histoire très inspirante sur quelqu’un qui s’est battue et qui a gagné. Même l’homme qui l’a aidée et qui est maintenant son mari lui disait de ne pas porter plainte parce qu’elle ne serait pas crue. Je trouve ça incroyable pour quelqu’un d’aussi jeune d’affronter une personne si importante dans cette Espagne des années 2000. Il y a beaucoup de choses tristes dans cette histoire comme le fait qu’elle ait dû quitter l’Espagne, mais c’est une femme très courageuse et ça en fait une histoire inspirante pour moi.


Icíar Bollaín (née à Madrid en 1967) en quatre dates :

  • 1982 : elle commence sa carrière en tant qu’actrice.
  • 1993 : elle sort sa première réalisation Baja corazón.
  • 1995 : sa collaboration avec le réalisateur britannique Ken Loach commence, d’abord en jouant dans son film Land and Freedom (1995), puis en écrivant un livre sur lui Ken Loach, un observador solidario (1996).
  • 2006 : elle fonde, avec d’autres cinéastes, CIMA l’Asociación de mujeres cineastas y de medios audiovisuales qui vise à promouvoir la présence égale et équilibrée des femmes dans le secteur audiovisuel.

L’affaire Nevenka sort dans les salles le 6 novembre 2024. 

Célia Daniel