À Biollet, dans le Puy-de-Dôme, vit la plus grande communauté bouddhiste d’Europe. Entre retraites spirituelles, méditation et vie communautaire, l’isolement y est aussi volontaire que libérateur. L’Ecornifleur est parti à la rencontre de celles et ceux qui ont choisi cette vie à l’écart du monde.

À Biollet, le grand temple accueille régulièrement lamas, moines et laïcs pour les rituels bouddhiques. 12/02/2020 ©Marine Bourrier

Vendredi 12 février 2021, 13 heures. Le tableau de bord indique -1°C et un épais brouillard masque le paysage. Le GPS annonce encore une heure de route à travers la campagne auvergnate pour atteindre la petite commune de Biollet, dans le Puy-de-Dôme. Plus les kilomètres défilent, plus l’impression d’être au milieu de nulle part grandit. Les hameaux traversés semblent laissés à l’abandon. Seul signe de vie, les vaches qui paissent tranquillement sur le bord de la route. À quelques mètres de l’arrivée, un petit panneau de bois affiche enfin la raison de cette expédition : Dhagpo Kundreul Ling, le plus grand centre bouddhique d’Europe où retraitants et moines bouddhistes expérimentent une vie à l’écart du monde. Implanté en Auvergne depuis 1984 grâce au concours du cinéaste et adepte de la spiritualité Arnaud Desjardins, le lieu se compose aujourd’hui entre autres de deux monastères, de huit centres de retraite traditionnelle et du grand temple, imposant édifice dont les couleurs chatoyantes viennent égayer la grisaille hivernale. 

Jean-Guy de Saint-Périer, l’administrateur du centre, retire ses chaussures et les ajoute aux paires qui s’amoncellent à l’entrée du temple. Sa polaire bordeaux et son sous-pull orangé sont en parfait accord avec la vaste salle aux couleurs traditionnelles du bouddhisme tibétain. Aux pieds de l’imposante statue dorée du Bouddha qui trône en son centre, l’autel est recouvert de bols d’offrandes. En 2006, après dix ans de vie monastique bouddhique, Jean-Guy a fait le choix de rendre ses vœux pour vivre une vie laïque avec sa femme. Il en a toutefois conservé certains en guise de « soutien dans la voie spirituelle », explique-t-il. « Ils consistent à ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, avoir une conduite sexuelle correcte, c’est-à-dire ne pas être infidèle, et ne pas prendre d’intoxicants ». Ces grands préceptes guidant le chemin spirituel des bouddhistes ne sont pas absolus. L’ancien moine bouddhiste de 59 ans, également familier de la religion chrétienne par son éducation, insiste sur ce qu’il estime être une grande différence entre les deux religions : « Dans le bouddhisme il n’y a pas de règles, juste une ligne de conduite ». L’objectif ? « Arriver à se libérer le plus possible de tout ce qui enchaîne l’esprit à des tendances néfastes », précise-t-il. 

« La retraite, c’est faire le tour du monde de l’esprit »

Au cours de sa vie monastique, Jean-Guy de Saint-Périer a effectué deux retraites bouddhiques traditionnelles de trois ans, trois mois, trois jours chacune. Pour lui, la retraite s’apparente à un « enfermement volontaire pour accéder à une liberté intérieure ». Bien que non obligatoires, elles sont pour les bouddhistes une occasion unique d’approfondir leur démarche spirituelle. « L’utilité de la retraite, c’est de se retirer du monde pour favoriser cette exploration intérieure », explique-t-il. Ce passionné de voile qui rêvait dans sa jeunesse de courir le vaste monde a choisi comme grande aventure le voyage intérieur : « la retraite, c’est faire le tour du monde de l’esprit en trois ans, trois mois, trois jours ! », s’enthousiasme-t-il. Au programme ? Entre 12 heures et 14 heures de méditation par jour. « Et entre 22 heures (du soir) et 5 heures (du matin), temps libre ! », s’exclame l’ancien retraitant rieur, faisant presque oublier l’exigence que requiert une telle expérience. 

Journée type lors d’une retraite traditionnelle en groupe 

5h – 8h : Méditation individuelle

8h – 8h30 : Petit déjeuner collectif 

8h30 – 11h30 : Méditation individuelle

11h30 – 14h : Déjeuner collectif et corvées communautaires

14h – 17h : Méditation individuelle

17h – 18h30 : Méditation en groupe

18h30 – 19h : Dîner collectif

19h – 22h : Méditation individuelle

Au centre Dhagpo Kundreul Ling, les retraites traditionnelles se font en groupe pour se confronter aux autres autant qu’à soi-même et travailler sur ses « crispations égocentriques », indique Jean-Guy. Pour éviter toute forme de distraction, les consignes sont claires : pas de livre, de télévision ou de connexion Internet. Pour maintenir le lien avec les proches, les lettres sont autorisées « mais il est recommandé de ne pas avoir de contacts trop fréquents », précise le laïc. Si l’esprit est fortement sollicité pendant plus de trois ans, le corps est soumis à rude épreuve, et ce malgré les séances de yoga dynamique et les grandes prosternations : « quand on médite 14 heures par jour sans bouger, forcément la forme physique est affectée », se remémore le laïc qui a passé près de 2400 jours de sa vie en retraite traditionnelle. S’engager dans une telle aventure spirituelle nécessite plusieurs années de préparation préalable : entraînement à la vie en communauté, approfondissement des enseignements du Bouddha ainsi que quelques sessions de pré-retraite de plusieurs mois sont prévues afin de tester les limites des futurs retraitants. 

Pour ceux que la retraite de trois ans effraierait, il est possible de se couper de l’agitation du monde pour une durée plus courte d’au moins une semaine. C’est le cas d’Utpal, aspirante moniale de 34 ans, qui préfère utiliser son nom tibétain. Hasard du calendrier, la jeune femme a entamé un mois de retraite en octobre 2020, alors que la France entrait dans son deuxième confinement. Pour la première fois, elle a décidé de prendre ses repas seule, dans sa chambre, plutôt qu’avec le reste du groupe. « Il n’y a pas eu une seule fois où j’ai eu besoin d’aller voir les autres », raconte-t-elle, « et c’est la seule fois de ma vie où je me suis sentie aussi peu isolée de tout le monde ». Si l’isolement physique est réel, la disponibilité mentale pour l’entourage serait, d’après Utpal, bien plus grande que dans la vie active classique. « J’ai été interpellée par ce contraste entre l’apparence de l’isolement et le vécu intérieur », poursuit l’aspirante moniale, encore très marquée par cette expérience. 

À Biollet, en plus des centres de retraite de trois ans, trois mois et trois jours, un ermitage accueille les retraitants pour de plus courtes durées. 12/02/2021 ©Marine Bourrier

« J’ai tout plaqué »

Alors que les retraites spirituelles sont ponctuelles, le chemin monastique relève davantage d’un mode de vie inscrit dans le temps long. Utpal, cheveux coupés à ras, revient sur ses aspirations monastiques sous le regard averti de l’administrateur du centre. La jeune femme a découvert le bouddhisme par l’intermédiaire de sa professeure de yoga. Bien que menant une vie en apparence parfaite, elle n’était pas heureuse : « J’avais des amis, j’avais une maison, j’avais un compagnon prêt à fonder une famille. Mais malgré ces bonnes conditions, je ne trouvais pas de sens à ce que je vivais ». Le sens, elle l’a trouvé lors d’une retraite d’un mois au centre auvergnat à la suite duquel elle a décidé de changer radicalement de vie : « J’ai tout plaqué : mon entreprise individuelle, mon appartement, j’ai donné toutes mes affaires et je suis venue ici. Cela fait trois ans et demi ». Initialement venue pour soutenir le centre pour une durée d’un an, sa démarche a progressivement évoluée. Elle prend des vœux de libération individuelle alors qu’elle n’est encore que laïque : « Ce sont quasiment les mêmes vœux que Jean-Guy », indique-t-elle, « mais j’ai pris le vœu de chasteté ». En avril 2019, suite à une phase d’entraînement à la vie monastique fructueuse, la communauté bouddhiste donne une réponse favorable à son souhait de prendre la robe.

Hervé, aspirant moine de 31 ans au crâne rasé et au regard bienveillant se remémore sa « vie d’avant », tout en notant les similitudes entre son histoire et le parcours d’Utpal : « Au niveau relationnel c’était parfait. Au niveau du travail, c’était parfait. Mais il y avait un petit grain de sable qui faisait que je n’arrivais pas à satisfaire mes besoins en termes de grand projet de vie ». À la suite d’une épreuve difficile, il se rapproche des enseignements du Bouddha. Très vite, il quitte son emploi dans l’informatique et rejoint le centre de Biollet, avec la volonté de consacrer tout son temps à aider les autres. Pour calmer les inquiétudes suscitées par son choix de vie, il a invité ses parents au centre bouddhique : « Ils sont venus sur le lieu pour voir où je vivais, discuter avec les gens avec lesquels je suis en interaction quotidiennement. Ils ont été profondément rassurés »

Vivre ensemble à l’écart

À Biollet, ils sont au total vingt-cinq hommes et une quinzaine de femmes à vivre séparément et de manière permanente dans les deux monastères du centre. Leurs journées sont rythmées par les tâches communautaires : préparer les repas, s’occuper du jardin, entretenir les bâtiments… Ils organisent également des réunions, participent à des groupes d’étude et se joignent aux rituels. Chacun contribue à son échelle : « Je m’occupe de certains aspects de communication sur de nouveaux supports comme des diffusions en direct sur Zoom ou Youtube », explique Hervé qui met à profit sa maîtrise des rudiments de l’informatique.

De gauche à droite : Jean-Guy de Saint-Périer, Utpal et Hervé devant la statue du Bouddha dans le grand temple de Kundreul Ling. Biollet, 12/02/2021 ©Marine Bourrier

À la différence de la vie monastique chrétienne, les moines bouddhistes ne vivent pas totalement reclus et les contacts avec le monde extérieur sont fréquents. « On n’a pas le système de clôture, d’isolement par rapport au monde », précise Jean-Guy de Saint-Périer, fort de son expérience monastique, « les moines bouddhistes ne sont pas confinés dans leur monastère ». Ils peuvent notamment rendre visite à leur proche, faire des courses en ville ou partir enseigner les fondements du bouddhisme à travers l’Europe.

Le centre bouddhique reste toutefois isolé : « quand on a besoin de quelque chose, on est obligé de faire 20 bornes », note Hervé. « On est vraiment immergés, on ne perçoit même pas cet isolement. Tout ce qu’on entend ce sont des rituels de pratique », ajoute-t-il en décrivant le centre comme un endroit idéal pour celles et ceux qui ne trouveraient plus de sens dans la vie ordinaire. Pour Jean-Guy de Saint-Périer, il n’est pour autant pas question de parler de renoncement : « Ce n’est pas nous qui abandonnons le monde », estime-t-il, « c’est le monde qui nous abandonne ».