Premier homme trans à jouer dans Plus Belle la Vie en 2018, le Lyonnais Jonas Ben Ahmed, 29 ans, se prépare à monter les marches de Cannes pour son rôle dans le film A Good Man de Marie-Castille Mention-Schaar. Pour l’Ecornifleur, l’acteur revient sur son parcours, sa transition et livre un message d’espoir.

Jonas Ben Ahmed sur le pont Gallieni à la frontière du 2ème et du 7ème arrondissement de Lyon, frontière entre sa vie d’avant et sa nouvelle vie. Lyon, 25/03/2021 © Jade Theerlynck

Jonas nous reçoit chez lui, dans son modeste appartement du 7ème arrondissement de Lyon. La décoration est minimaliste, seuls quelques posters de jeux vidéo habillent les murs blancs. Au sol, haltères et élastiques témoignent de longues séances de sport passées à sculpter le corps dans lequel l’acteur se sent enfin libre. C’est avec un regard pétillant qu’il raconte son chemin vers la délivrance.

En 2018, tu es le premier homme trans à jouer dans LA série grand public française, Plus Belle La Vie (PBLV), comment as-tu obtenu ce rôle ? 

J’ai vu l’annonce un soir d’insomnie en novembre 2017 sur un groupe Facebook de mecs trans. C’était le moment ou jamais, d’avoir un avis professionnel. J’ai toujours rêvé d’être acteur. Mais j’avais abandonné ce rêve parce qu’à 18 ans, quand j’ai commencé ma transition, je me disais que personne ne voudrait d’une personne trans. Après mon coming-out, mes parents m’ont demandé de partir. J’ai enchaîné pleins de jobs alimentaires mais à cause d’une grosse opération liée à ma transition, j’ai dû être arrêté. Et là, je tombe sur l’annonce de PBLV. J’ai postulé, ils m’ont invité à passer le casting. J’ai dû prendre un bus de nuit à 1h45 du matin à Perrache, il pleuvait, c’était le mois de janvier, il faisait froid comme pas permis. Et juste à l’entrée du pont Gallieni, j’ai pensé : « Je vais faire demi-tour et rentrer chez moi au chaud. Mais je me suis dit : « wAllah, t’es là, t’y vas ! » (rires). Le jour de mon audition, j’ai passé une heure avec mon directeur artistique à parler de transidentité. J’ai trouvé ça bienveillant d’essayer de respecter la communauté. Il faut apprendre les mots qui se disent et qui ne se disent pas, pour ne blesser personne.

Dans la série, tu joues le rôle de Dimitri qui accompagne le personnage de Clara dans sa transition. Elle y confie : « Je reste prisonnière d’un corps qui n’est pas le mien ». Cette citation fait-elle écho à ton histoire ? 

Personne transgenre/trans : Personne dont le genre diffère de celui qu’on lui a assigné à la naissance.

Personne cisgenre/cis : Personne dont le genre correspond à celui qu’on lui a assigné à la naissance.

Transition : Ensemble des actes médicaux, sociaux et/ou administratifs accomplis par une personne trans pour être en accord avec son genre.

Hétéronormativité : Renvoie à un système dans lequel l’hétérosexualité est considérée comme la norme.

Racisé : Assignation d’un individu à un groupe humain du fait de caractéristiques subjectives.

Cette notion d’enfermement, on la retrouve dans beaucoup de récits : ce n’est pas ton corps, tu le sens. Quand tu es prisonnier et que tu sais qu’à un moment ça va être la libération, tu prends ton mal en patience. Là, tu ne penses même pas que c’est possible. À ma dernière opération je suis parti serein alors que c’était la plus lourde, elle a duré huit heures. J’avais cette phrase-là en tête : « je préfère mourir en essayant plutôt que de rester dans cette prison charnelle ». Au final, tout s’est bien passé. Si on m’avait dit un jour que j’allais devenir ce mec-là, avec ce corps là et cet état d’esprit, je crois que j’aurais moins souffert dans ma transition. 

Comment as-tu su que tu n’étais pas né dans le bon corps ?

J’ai compris qu’il y avait quelque chose qui clochait à 4 ans. On m’associait à ma meilleure amie alors que je m’identifiais à mon meilleur ami. C’est ce qui m’a permis de rendre palpable la question du genre. Je savais déjà que si j’en parlais à mes parents ça allait être la merde. Mais avec mon caractère j’arrivais à bien remballer ma mère et à lui dire : « Ta robe tu vas la ranger au placard, je vais y aller en survet’ à l’école ! » (rires). C’est au CP, où les toilettes ne sont plus mixtes, que j’ai pris conscience que j’étais une fille et que je ne pouvais rien y faire. Alors, j’ai fait une première tentative de suicide à 7 ans. J’étais persuadé que si je mourais, j’allais me réveiller dans le bon corps. Pour moi c’était comme la porte de sortie de cette prison qui allait m’amener vers la liberté que j’avais toujours envisagée : être garçon. À 14 ans, mon meilleur ami m’a dit : « Je crois que tu es une personne trans ». Et là, rejet en bloc parce que je vivais dans un modèle familial très patriarcal, cis, hétéronormé… De 16 à 17 ans, j’espérais même être lesbienne, je me suis dit que ça allait être moins compliqué. Mais je voyais bien que je n’aimais pas les filles comme une fille. Je ne pouvais pas vivre en fille. J’avais deux options : soit j’arrête ma vie maintenant, soit je démarre une transition. C’était dur, surtout à 18 ans, d’aller contre la société, contre mes parents. Mais c’était surtout la peur d’être rejeté. Cette peur est inhérente au parcours. 

Tu as évoqué publiquement tes problèmes administratifs pour changer d’état civil. Comment as-tu vécu le fait d’être prisonnier, sur le papier en tout cas, d’une identité qui n’était pas la tienne ? Où en sont tes démarches aujourd’hui ? 

Tu ne peux pas vivre comme les autres. Chaque démarche est une épreuve : chercher un recommandé, aller à la banque… À chaque fois tu as peur que tout le monde sache que tu es une personne trans, qu’on te lance des regards bizarres. Mais j’ai un sacré caractère et je ne me laisse pas marcher sur les pieds. Je sais qu’il y a des personnes trans qui sont plus fragiles et des évènements comme ça peuvent mener au suicide. J’ai déposé mon dossier pour changer d’état civil en octobre 2019. J’ai reçu les papiers la semaine dernière. C’était un moment que j’imaginais dans ma tête depuis très longtemps. Je me suis senti libéré : c’est une renaissance administrative. Plus de galère, de mauvaise étiquette quand tu vas à l’hôpital… Je m’y suis déjà senti bête de foire. Un jour, une infirmière tellement fascinée que je sois une personne trans m’a dit : « On dirait un vrai mec ! ». Elle m’a même demandé d’enlever mon masque pour voir. Ce genre de choses ne va plus se passer, enfin. J’ai hâte du début du reste de ma vie. 

En 2018, tu participes à la campagne d’Urgence Homophobie contre les discriminations envers la communauté LGBT. Est-ce que le militantisme est un moyen de se libérer des normes sociales ? 

Je n’aime pas trop le mot « militantisme » parce qu’il est connoté péjorativement. Mais j’ai la chance d’avoir cette position alors pourquoi je ne m’en servirais pas ? J’ai perdu un ami qui s’est suicidé au début de sa transition. Il ne faut plus que ça arrive. Le seul moyen pour que les gens ne pensent pas qu’ils sont seuls, c’est de participer à ce genre de campagne. C’est un honneur qu’on m’ait proposé de donner ma voix et mon image en tant que personne trans et racisée.

2018 a été une année charnière pour toi : PBLV, l’Out d’or, le parrainage de la marche des fiertés de Marseille… Comment as-tu vécu cette année ?

C’était une année de fou. J’ai pu commencer ma vraie vie, celle dont je rêve depuis tout petit. Ayant fini ma transition, j’étais prêt mentalement et physiquement. C’était mon premier tournage, la première fois que je mettais un pied sur un plateau. Un des autres acteurs m’a dit : « Je n’ai jamais vu des yeux pétiller aussi fort ». Ça m’a marqué. C’est la période où je me sentais dans mes baskets, je marchais enfin avec mes chaussures. L’année 2018 a vraiment été pour moi l’année de la révélation : pas de ma révélation au public mais de ma révélation à moi-même. Je voulais avoir une position qui me permettait de donner de l’espoir aux autres. La médiatisation sert à visibiliser les thématiques que l’on rencontre. Il y a des gens qui ne savent même pas qu’on existe. Ça permet de déconstruire les clichés sur les personnes trans. 

Tu es très attaché à la banalisation des identités. Est-ce que ça signifie que tu en as assez de cette étiquette d’« homme trans » ? 

Pour moi le fait de rajouter « trans » après « homme » c’est important parce que ça fait partie de mon identité, de mon histoire. J’ai l’impression que si je ne le mets pas c’est comme si je niais le combat que j’ai dû mener. Moi je suis né comme les autres petits garçons mais contrairement à eux j’ai dû me battre plus fort pour devenir un homme. Il ne faut pas l’oublier, au même titre que je ne veux pas qu’on oublie que je m’appelle Ben Ahmed. Comme je dis souvent, la transphobie, elle me glisse dessus. Le racisme, il me fait mal. Je n’ai pas choisi d’être trans mais j’ai choisi de faire la transition. Alors qu’être arabe, c’est un truc que je ne pourrai jamais maîtriser, et qu’on me met dans la gueule. Les cases sont importantes parce qu’elles permettent de t’identifier à des groupes sociaux, culturels. Le problème, c’est de ne me mettre qu’une case : « personne trans ». Trans c’est mon vécu, ce n’est pas la personne que je suis. 

Ça a été une crainte pour toi d’être enfermé dans un type de rôle ?

Un acteur est vite enfermé dans un style. De Niro a dit : « La qualité d’un acteur ne se juge pas à son talent mais aux choix qu’il fait ». Ça ne me quitte pas. Après PBLV, on ne m’a proposé que des rôles trans. Je ne suis pas devenu acteur pour jouer mon vécu. J’ai rencontré la réalisatrice Marie-Castille Mention-Schaar qui m’a approché pour un rôle trans dans son film A Good Man. Il s’est avéré que je n’avais pas assez d’expérience pour ce rôle qui était le rôle principal. Elle m’a alors proposé de m’écrire le rôle de Niel, qui n’est ni trans, ni racisé. C’est un tout petit rôle mais c’est la plus grosse victoire de ma carrière. J’ai même encore plus de fierté à jouer un personnage cis modeste que de jouer un personnage trans principal. C’était la première fois qu’on me voyait comme un acteur, point. Je voulais juste être considéré comme faisant partie du métier et pas juste être là parce que j’étais trans. 

Le film devait sortir en mars 2021. Sortira-t-il finalement au cinéma ?

Connaissant Marie-Castille, je ne pense pas qu’elle le sortira sur Netflix ou Amazon. Elle veut vraiment un cinéma d’auteur et libre. Au festival de Deauville, c’était la première fois que je découvrais le film avec le public. Voir que tout le monde pleurait à la même scène que moi alors que je pensais que je pleurais parce que j’étais trans, c’était magique. On a aussi fait l’avant-première au festival Lumière, dix ans, jour pour jour, après que mes parents m’aient jeté de la maison. Comme par hasard. Ils m’ont viré parce que j’étais moi, et j’étais dans cette salle pour ce film parce que je suis moi. 

Certaines personnes ont pointé du doigt le fait que c’était une actrice cis qui jouait le rôle d’un homme trans. Qu’est-ce que tu en penses ?

C’est vrai, il y a peu d’acteurs trans. Puis le cinéma reste une industrie qui doit être financée. Surtout, ce que la réalisatrice ne dit pas, c’est qu’aucun producteur ne l’aurait suivie si ce n’était pas Noémie Merlant dans le rôle principal. Voilà pourquoi c’est une personne cis qui joue ce personnage trans. 

 Un message d’espoir pour les lecteurs de l’Ecornifleur ? 

Je dis souvent que ma roue est carrée. Dans la vie, il y a des personnes qui ont des roues carrées mais il ne faut pas lâcher l’affaire. Il va falloir beaucoup de force pour la faire tourner mais quand ça tourne, tout tourne avec. Le jour du casting de PBLV, je suis passé d’un flanc à un autre et ça a changé radicalement ma vie. Il y a toujours des solutions, et pas toujours celles que l’on croit. Il ne faut jamais perdre espoir, on ne sait pas où ça peut nous mener. 

Pour finir, petite question bonus pour les étudiants lyonnais qui vont nous lire. Tu es né à Lyon et tu y habites encore aujourd’hui. Quel est l’endroit de la ville qui te permet le plus de t’évader ? 

La pointe de la Confluence. Pas mal de fois pendant ma transition je suis allé là-bas seul pour me poser les bons choix de vie que je voulais faire. La première fois que j’ai bronzé torse nu, c’était là-bas. Et les toits de Perrache parce que ça a été symbolique dans mon histoire. Comme personne ne les connaît, ça reste très peu fréquenté et c’est un endroit où tu peux te ressourcer. J’ai plein de lieux comme ça, entre le 7ème et le 2ème. Le 2ème, c’était ma vie d’avant. Le 7ème, c’est ma vie en Jonas. J’ai dû traverser le pont Galliéni, c’est-à-dire reconnecter le 7ème  et le 2ème, ma vie d’aujourd’hui et ma vie d’avant, pour devenir cet acteur.