En dépit du confinement et autres restrictions sanitaires, l’association lyonnaise Au Tambour a ouvert en juillet 2020 un espace dédié uniquement aux femmes en situation de précarité, d’isolement ou de violence. L’Écornifleur a passé plusieurs jours au sein de cette association.
« La nourriture à la limite je m’en fiche, pour moi c’est la douche qui est importante ! », raconte Mareva* en riant. Cette quadragénaire polynésienne est sans domicile fixe et vit depuis deux mois dans une tente rue Vivier-Merle, où début février un homme a tenté de lui voler ses affaires. Mareva vient régulièrement à l’association pour être en sécurité, se doucher et échanger avec d’autres femmes en situation de précarité. À l’initiative d’Anne Kahlhoven, fondatrice et directrice de l’association, Au Tambour propose des permanences trois fois par semaine pour y accueillir ces femmes isolées. Objectif affiché : « Créer un lieu intime, chaleureux et sain qui change des lieux d’accueil mixtes », explique Laura Guerlin, coordinatrice de l’association.
Une intuition : rendre visibles les invisibles
En 2018, Anne Kahlhoven demande une rupture conventionnelle à son ancien employeur pour se consacrer à ce projet. S’entame alors un vrai travail de recherche autour des problématiques liées au sans-abrisme notamment autour de l’hygiène et du bien-être. « Ce qui m’a vraiment marqué, ce sont les travaux de la journaliste Claire Lajeunie », ajoute-t-elle. Depuis 2015, cette documentariste s’est beaucoup intéressée au sujet des femmes précaires qu’elle a rendues visibles à travers différents documentaires sur leur quotidien en France. Ses travaux ont notamment inspiré le film Les Invisibles sorti en 2019. « Avec ces films, je me suis vraiment rendu compte que bien que 40% des SDF soient des femmes, on les voit très peu dans les structures d’accueil », explique-t-elle.
Anne Kahlhoven décide alors d’aller sur le terrain et d’investir les bains-douches lyonnais. « Ça a été un choc : en 2018, sur les 40 000 entrées annuelles, à peine 4 000 femmes se sont présentées dans un bain-douche à Lyon. On voit très clairement que ces structures mixtes sont surtout investies par un grand nombre d’hommes », raconte-t-elle.
Une constatation qui lui montre le besoin réel pour ces femmes d’avoir un autre type d’accueil de jour. « On s’est également rendu compte que 100 % des femmes dans la rue avaient déjà été agressées sexuellement. La nécessité d’un espace non-mixte est donc apparue comme évidente », ajoute-t-elle. Anne Kahlhoven se met alors à chercher des partenaires pour mener à bien son projet : un lieu d’accueil sécurisant pour les femmes en situation de précarité, d’isolement ou de violence, qu’elles soient sans-abri ou non.
« On n’a pas d’objectif précis, simplement se sentir bien »
Il est 14 heures en ce mardi d’hiver et déjà trois femmes emmitouflées dans leur manteau attendent impatiemment devant la porte de l’association. Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre. C’est Alessandra, une jeune femme en service civique, qui les accueille. « Désolée de vous avoir fait attendre les filles, rentrez ! », s’excuse-t-elle. Nous nous engouffrons dans le local et les femmes prennent rapidement leur place habituelle dans la salle principale. Le lieu est chaleureux, propre et bien décoré. Léna* est frigorifiée, elle se précipite vers les radiateurs où elle restera une bonne vingtaine de minutes avant d’aller se doucher. Se laver apparaît essentiel notamment pour celles qui vivent dans des logements insalubres ou même dans la rue. « J’habite au Foyer Notre-Dame des Sans-Abri mais je me sens mal là-bas : la douche est glacée et il y a des souris de partout », déplore Lina*.
Tandis que certaines vont se doucher, d’autres s’installent dans la salle principale et commencent à discuter. « Viens me remplacer au Scrabble, je vais fumer », m’indique Nassima dix minutes après mon arrivée. N’étant pas très douée à ce jeu, Malika* m’aide à placer quelques mots sur le plateau et m’invite à tirer de nouvelles lettres pour continuer la partie. Chez Au Tambour, on se sent vite à l’aise et d’ailleurs l’association ne revendique qu’un seul objectif : « simplement se sentir bien », explique Charline Rico, trésorière de l’association.
Entre pauses cigarettes et allers-retours à la douche, notre jeu est souvent interrompu. « Vous avez des cotons ? », me demande l’une des femmes. Manon, bénévole de l’association, prend très vite le relais : « Bien sûr qu’on a des cotons, suis-moi ! ». Si à peine 20 % des femmes prennent leur douche sur place, beaucoup viennent chercher des vêtements ou des produits d’hygiène stockés au fond du local. « Quand on est en galère ça sauve la vie », explique Sahra, jeune sans-emploi de 28 ans. Pour bon nombre d’entre elles, ces produits d’hygiène peu accessibles passent souvent à la trappe dans les budgets mensuels. Même réalité pour les vêtements et accessoires présents en grande quantité dans les stocks de l’association. « On a un peu de tout mais il nous manque surtout des grandes tailles ce dont ces femmes ont le plus besoin », explique Laura Guerlin.
En temps normal, Au Tambour propose aussi aux femmes qui le veulent de pouvoir laver leurs affaires dans les lave-linge mis à leur disposition. « Le nom Au Tambour vient d’ailleurs de là car le projet initial était de créer une laverie », raconte Laura Guerlin. Une aide qui s’est avérée essentielle, encore plus durant la crise sanitaire.
Monter un projet … en pleine crise sanitaire
C’est bien au milieu de la pandémie qu’Au Tambour a démarré son activité. « Paradoxalement, pour nous 2020 a été une très bonne année », ironise Anne Kahlhoven. Épaulée par la fondation Abbé Pierre et le Secours catholique, Anne lance les travaux dès le mois d’avril dans les locaux de la rue Crillon, dans le 6e arrondissement de Lyon. « Les ouvriers étaient désœuvrés à cause du confinement et du coup ils se sont mis à fond sur le projet », se remémore-t-elle. Remise à neuf, construction de douche, achat de matériel, il y a beaucoup à faire mais les travaux avancent vite et le local est prêt dès le mois de juin.
« Il ne faut pas oublier que nous étions en pleine crise sanitaire et qu’il a fallu nous adapter aux contraintes du Covid », rappelle Anne Kahlhoven. Au Tambour fait alors appel au groupe RUSH (Réponse d’Urgence Sociale-Humanitaire) pour mettre en place un protocole sanitaire renforcé pour l’association. Quelques finitions à régler, des bénévoles à accueillir et Au Tambour ouvre enfin ses portes le 1er juillet 2020 aux femmes non accompagnées d’enfants. « Même si la grande majorité a des enfants, il nous semblait important qu’elles viennent seules pour qu’elles se retrouvent dans leur rôle de femme », insiste Anne Kahlhoven.
« Je viens là parce que je cherche de la compagnie »
« Heureusement que y a eu l’association pendant le Covid », assure Nassima Gueriche. En ces temps de crise, l’association s’est révélée nécessaire pour créer des liens sociaux. Nassima Gueriche a 49 ans, elle habite avec sa fille dans un T2 et ne vit que du RSA. « Je viens tous les jours à toutes les permanences et je participe aussi à des ateliers », raconte-t-elle. Ce jour-ci, elle est venue accompagnée de sa sœur Malika. Quand on demande à Nassima quel est son quotidien, sa réponse est lancinante : « L’ennui, l’ennui, l’ennui… ». Elle raconte : « Je viens là parce que je cherche de la compagnie ». L’association lui permet de sortir de son quotidien, et de partager du temps avec d’autres femmes.
Au fil du temps, des liens sociaux se sont créés entre ces femmes mais également avec celles qui les prennent en charge. « J’ai quand même l’impression d’avoir un lien fort avec pas mal de femmes », explique Lara. À la fois aidantes, référentes, amies, psychologues, les bénévoles sont perçues différemment selon les femmes accueillies. « Même si on ne peut pas dire qu’on soit amies, la relation se doit d’être la plus horizontale possible », ajoute Anne Kahlhoven.
« Je me sens bien ici, il n’y a pas d’histoire et les bénévoles prennent vraiment soin de nous »
« Heureusement que tu es là parce qu’on n’est que deux bénévoles aujourd’hui ! », s’exclame Alessandra lorsqu’elle ouvre la porte du local. Dès le deuxième jour, on se sent déjà pleinement intégrée. « Tu peux me faire un café ? », me demande Lina sitôt installée. L’après-midi débute calmement, rythmée de discussions, de jeux de société et de bruits de la sonnette d’entrée annonçant l’arrivée de nouvelles femmes. Tantôt ce sont des femmes qui arrivent en groupe pour se poser et discuter, ou des sans-domicile fixe et leurs nombreux bagages voulant simplement prendre une douche, ou alors des bénévoles déposant quelques sacs contenant des produits d’hygiène.
Cet après-midi, c’est atelier coiffure. Saada, ancienne coiffeuse, se propose de refaire une coupe ou une couleur à celles qui en ont envie. « Ça me va bien non ? », demande l’une d’entre elles, avec une nouvelle teinture blonde. Tour à tour, les discussions s’agitent autour de la coupe de cheveux de Malika, des problèmes de santé de Nassima, des souris et des cafards dans le foyer de Lina, ou des affaires volées de Mareva. Sur la table d’à côté, on entend parler allemand et tigrigna [une des langues de l’Erythrée, ndlr.]. C’est Lara, une stagiaire de l’association qui discute avec deux érythréennes et tente de leur apprendre le français. « Pour le moment on parle allemand parce qu’elles sont passées par l’Allemagne avant d’arriver en France ». Au Tambour, on entend parler toutes les langues même si le français est maîtrisé par la majorité d’entre elles.
« Je me sens bien ici, il n’y a pas d’histoire et les bénévoles prennent vraiment soin de nous », raconte Sahra. Cette jeune femme de 28 ans vient régulièrement Au Tambour : « C’est vraiment devenu un rituel », précise-t-elle. Après un CDD de deux mois en tant que secrétaire, Sahra a perdu son emploi à cause du confinement et n’a pas eu droit au chômage. « Je suis passé du SMIC au RSA et ça a été brutal », raconte-t-elle. Sahra a donc dû loger dans un foyer où elle rencontre Inès qui lui parle de l’association. Elles s’y rendent dès le mois d’octobre et sont conquises. « Franchement, l’ambiance est trop déprimante avec le Covid donc je vais au Tambour pour me sentir mieux moralement », explique-t-elle.Et ce d’autant plus que l’association est restée ouverte pendant le deuxième confinement.
Dans ce contexte sanitaire, la Métropole de Lyon annonce dès novembre un soutien financier de 260 000 euros à « 6 associations qui aident les plus fragiles » mais Au Tambour ne figure pas encore dans cette liste. « C’était le moment [pendant le deuxième confinement, ndlr.] où elles avaient le plus besoin d’être soutenues et au chaud surtout que beaucoup de structures ont fermé », raconte Lara. L’association met alors en place de nouvelles règles : elle impose le masque à l’entrée et réduit le nombre de femmes accueillies à six par jour. « Un jour j’ai dû refuser l’entrée à une femme parce qu’on était déjà trop. Je me sentais vraiment mal, c’était dur à gérer », confie Lara.
Depuis lors, la Métropole de Lyon et la Mairie ont annoncé leur soutien moral et financier à l’association. « Pour 2021, notre objectif est d’avoir au moins 60 % de subventions publiques et ça va être possible notamment grâce aux aides de la Métropole », explique Charline.
S’ouvrir et se diversifier
Au Tambour a fait le constat d’un manque de référent social pour accompagner les femmes dans leur démarches administratives ou simplement les orienter vers d’autres services. « On a embauché une travailleuse sociale qui sera avec nous dès la fin du mois de mars », se réjouit Anne Kahlhoven. Au-delà de ces besoins, beaucoup de femmes témoignent de leurs envies de diversifier les activités. « Quand ce foutu Covid sera terminé, j’aimerais bien qu’on fasse des sorties à l’extérieur ou de la cuisine », explique Sahra. Art-thérapie, chorale, yoga, la boîte à idées de l’association regorge de nouvelles initiatives qui n’attendent que la fin de la pandémie pour démarrer.
« Il est déjà 17 heures, je n’ai pas vu l’heure passer ! », s’exclame Nassima. Douches prises, Scrabble terminé, vêtements lavés et sonne déjà l’heure de la fin de la permanence. « On se retrouve demain les filles, faites attention au couvre-feu », lance Alessandra en éteignant les lumières.
*Certains prénoms ont été modifiés
Cet article a été réalisé dans le cadre d’une immersion en ligne qui s’est tenue du 15 au 26 février 2021. Des relectures ont été réalisées du 1 au 5 mai 2021. Cet écart important incite à considérer avec précaution certaines informations qui ont pu ainsi évoluer entre temps.
La rédaction de l’Écornifleur a fait le choix de ne pas inscrire le nom des différents auteurs ou autrices des articles. L’un de ceux-ci porte sur le cyber-harcèlement et la tenue de propos de nature criminelle sur un forum en ligne. Il nous semblait fondamental de pouvoir le publier en toute liberté, sans crainte d’être individuellement la cible de quelconque harcèlement en ligne.