Au début du mois de mars, les journalistes de l’Ecornifleur sont partis en immersion dans des univers associatifs et professionnels très divers. Aujourd’hui, c’est Clarisse qui nous emmène dans les locaux du Planning Familial de Villeurbanne.
Elles sont conseillères conjugales au Planning Familial du Rhône et effectuent plus de 8000 entretiens par an dans leurs locaux de Villeurbanne. Catherine, Isabelle et Chantal bravent chaque jour les difficultés pour offrir les meilleurs soins possibles à leurs patientes. Une mission à laquelle elles croient plus que tout. Nous les avons suivies dans ce travail d’accompagnement quotidien.

Pas d’augmentation de salaire depuis 10 ans. Alors même que leur activité au sein du Planning Familial de Villeurbanne est en hausse constante, Catherine, Isabelle et Chantal n’ont pas vu leur rémunération de conseillère conjugale être revalorisée depuis bien longtemps. L’impression de ne pas être prises en considération par l’État ne les quitte pas. « Il faut tout le temps se bagarrer pour garder les enveloppes », explique Chantal, « et encore plus pour qu’elles augmentent », précise-t-elle. Une situation qui leur semble d’autant moins juste que le « système » ne leur est pas toujours favorable. « On est parfois dans des impasses, c’est frustrant, ça met en colère ! », lance Catherine. Pour elle, les travailleurs sociaux ont surtout besoin que l’on développe des « relais » entre les différentes structures qui existent. Mais en dépit de l’adversité, elles ne renonceraient à leur métier pour rien au monde. « On travaille pour une mission avant tout. »

« Planning Familial du Rhône, bonjour ! » Il est 9h, Isabelle répond au premier coup de téléphone de la journée d’une voix douce et rassurante. Au bout du fil, une femme enceinte de 18 semaines qui souhaite avoir recours à une IVG (Interruption Volontaire de Grossesse). Impossible en France, où l’IVG n’est autorisée que jusqu’à 14 semaines. La conseillère va l’orienter vers l’Espagne ou les Pays-Bas, où l’avortement est légal jusqu’à 22 semaines.
Isabelle travaille au Planning Familial du Rhône depuis qu’elle a terminé sa formation de conseillère médicale il y a 20 ans. Avec elle ce matin, Catherine, une autre conseillère conjugale, au Planning depuis 15 ans. Mais leur activité de conseil n’est pas leur seule occupation. Elles doivent être extrêmement polyvalentes, puisqu’elles gèrent aussi le secrétariat du cabinet médical, qui accueille un médecin différent pour chaque jour de la semaine, et une sage-femme le vendredi.
« Faire évoluer la législation »
Dans la salle d’attente, des préservatifs, des flyers – « Polanski récompensé, on marche en masse le 8 mars », « Caisse de grève pour les femmes précaires ou en difficulté financière ». Sur les murs, s’exposent les engagements de l’association. Des posters sur les moments historiques du féminisme ou le harcèlement sexuel. Dans les nombreuses salles d’entretien, des affiches sur les différents types de pilules ou autres moyens de contraception. 95 % des personnes reçues au Planning sont des femmes, 100 % dans les consultations médicales. Et partout, des tracts sur une multitude de sujets. Un communiqué de presse national datant de janvier 2020 revient sur la loi Veil, qui fête ses 45 ans. Il évoque les « difficultés d’accès au droit à l’IVG », réclame de « faire évoluer la législation » et affirme que les « limitations aujourd’hui ne sont plus acceptables ». Parmi les dépliants, le bulletin du Planning du Rhône, D’ébats féministes. Le numéro de novembre 2019 explique que « la subvention de l’année 2019 est bien en baisse de près de 9 % par rapport à notre prévisionnel et aux années précédentes ». Et d’autres nouvelles inquiétantes, venues d’ailleurs : fin des entretiens individuels de la permanence d’accès aux soins et à la santé dans le Puy-de-Dôme ; réduction du programme de développement des compétences psychosociales des enfants dans la Drôme.
Dans la matinée, la salle d’attente se remplit. Deux sœurs qui attendent depuis un moment déjà, une jeune femme non-assurée car elle n’est pas française. Le téléphone continue de sonner. Et ce qui devait être une journée calme (on est en période de vacances scolaires) devient vite beaucoup plus agitée. Catherine vient se placer au milieu de la pièce et explique que, étant deux pour tout gérer, elles sont en sous-effectifs : il faudra être patient. « On voudrait fermer quand on n’est que deux mais c’est compliqué parce qu’il y a des rendez-vous, des urgences sociales », regrette Isabelle. Le calendrier de la semaine prochaine est plein et il faut deux mois d’attente pour un rendez-vous au Planning. Entre deux prises en charge, Isabelle appelle toutes les personnes qui ont des rendez-vous prévus pour le lundi suivant : « les patientes sont toujours censées confirmer ». Car beaucoup annulent au dernier moment. Cela permet aussi d’éviter qu’il y ait trop de retards. Au téléphone, une jeune femme vient d’annuler son rendez-vous, son créneau est tout de suite repris par une autre, qui attendait un désistement.

Une structure « victime de son succès »
Alors que la médecin du jour sort d’un rendez-vous, Catherine se précipite pour lui demander des conseils à propos d’une patiente. Mais la praticienne se plaint alors de n’avoir pas assez de temps avec les patientes : il y a trop de monde à voir, trop de choses à faire. Prendre des personnes entre deux rendez-vous l’oblige à finir plus tard. Elle préférerait faire des consultations sans rendez-vous plutôt que de n’avoir que 10 minutes pour discuter avec la patiente. « On a des personne refoulées de partout et il n’y a que nous qui les prenons. On fait déjà notre possible pour réorienter le maximum de gens », répond Catherine. La popularité du Planning, et le manque de moyens, créent parfois des situations tendues au sein de l’équipe… « Je sens la médecin stressée et donc ça nous stresse aussi », soupire Catherine. Pour elle, le Planning est « victime de son succès ». Des gens viennent de loin alors qu’il y a des CPEF (Centre de Planification et d’Éducation Familiale) plus près de chez eux. Elle constate aussi que la structure reçoit beaucoup plus de non-assurés. « On s’occupe de plus en plus de problèmes sociaux ; c’est pas simple. » Avant d’ajouter que le manque de moyens semble toujours les rattraper.
Le téléphone sonne à nouveau : une jeune fille pense que sa pilule lui provoque des effets secondaires. Venue hier, il n’était pas possible de la recevoir ici car il y avait déjà trop de monde. Elle a été réorientée sur un autre CPEF, à Lyon. Elle demande de l’aide à Catherine pour expliquer à la secrétaire des urgences qu’elle n’a pas d’argent puisqu’elle mineure. Mimiques exaspérées de Catherine, qui essaye de ne pas perdre patience face à la secrétaire, peu réceptive à la situation de la jeune fille, semble-t-il.
Faire face à des situations variées et complexes
En fin de matinée, Chantal, autre conseillère conjugale, arrive en renfort. Depuis quelques temps, elle constate de plus en plus de demandes de la part de personnes en transition, qui souhaitent changer de sexe. Problème : pour « la prise en charge des personnes qui veulent entamer une transition, on n’a pas de formation au niveau de l’accueil. On voudrait faire comme à Grenoble, où il y a un accueil spécialisé. » Seule la médecin du mercredi est un peu plus spécialisée sur ce point. Beaucoup des jeunes concernés viennent donc ce jour-là. Une formation est prévue, fin 2020. « A Lyon, pas beaucoup de médecins prennent ça en charge ; alors que c’est une ville où la médecine est à la pointe là-dessus », regrette Chantal.
Pour les avortements d’urgence, le Planning possède un système d’alerte. Quand une femme doit rapidement subir une IVG, un mail est envoyé à tous les hôpitaux de la région et à l’Agence Régionale de Santé (ARS). La semaine dernière, une femme voulant avorter, et déjà enceinte de 13 semaines et demi, s’est présentée. Pendant presque quatre heures, Chantal et les autres ont essayé de trouver un lieu pour une IVG en urgence. Rien à Lyon. La jeune femme a dû se rendre à Bourg-en-Bresse. « Mais certaines ne peuvent pas trop se déplacer », soupire Isabelle. « J’entendais ce matin sur France Culture que le droit à l’IVG était acquis en France mais c’est pas vrai », conclut Chantal.

La forte fréquentation du Planning oblige souvent à réorienter des patientes vers des sages-femmes. « Ici on essaye de prioriser les personnes qui n’ont pas de droit, qui ne parlent pas français », explique Chantal. De fait, le Planning de Villeurbanne reçoit beaucoup de personnes étrangères. Aujourd’hui c’est une femme enceinte, qui ne peut pas obtenir de déclaration de grossesse puisqu’elle ne possède pas de numéro de Sécurité sociale. Lorsque des personnes ne parlent pas français, elles peuvent faire appel à l’ISM (Interprétariat en milieu social), un centre de traduction, ce qui facilite la communication.
« Besoin de parler », face à des situations parfois « horribles »
Les salariées du Planning Familial du Rhône, 22 femmes, dont 15 à temps plein et la plupart en CDI, travaillent aussi hors des murs. Chantal est intervenante dans les collèges et les lycées, comme deux autres de ses collègues. Tous les jeudis matins, elle anime deux sessions d’éducation à la sexualité auprès d’adolescents, grâce au jeu ‘Ado sexo’. Ce qui la choque le plus ? « Il y a encore beaucoup d’homophobie ! » De manière générale, les intervenantes remarquent souvent un manque de connaissances de base. Ces séances sont très demandées : leur calendrier est complet jusqu’en mai. Et l’année dernière, elles avaient refusé 47 interventions.
Les salariées se déplacent aussi en milieu rural, dans les Monts du Lyonnais notamment. Isa, arrivée au Planning de Villeurbanne il y a un an et demi, se rend régulièrement dans des Maisons Familiales Rurales (MFR). Elle y fait à la fois des interventions et des permanences auprès des jeunes, pour qui l’accès aux services du Planning est compliqué. Des difficultés non seulement géographiques mais aussi du point de vue de la confidentialité : aller chercher une contraception à la pharmacie du village, ce n’est pas la même chose que d’y aller en ville, où on est anonyme. Elles sont trois à s’occuper de ces interventions en milieu rural. Face au manque d’aide pour ces jeunes, elles n’hésitent pas à donner leurs contacts personnels. Une implication qui les rattrape parfois dans leur vie privée, quand des jeunes les appellent hors de leur temps de travail.
Alors que certaines partent déjeuner, Catherine ressort d’un entretien avec une jeune femme victime de violences conjugales. Elle n’a pas très faim : « j’ai mangé du chocolat avant parce que je savais que ça allait être dur »… Avant de s’exclamer, émue : « Il va finir par la tuer ! Pourquoi personne ne l’arrête ? ». Sentiment d’impuissance et d’épuisement face à la situation. Elle va essayer d’orienter sa patiente vers un Centre d’Informations sur les Droits des Femmes et des Familles, ou des projets de maisons de femmes. « Elle devrait avoir un bracelet [anti-rapprochement, ndlr] », soupire Isabelle. « On marche sur la tête », renchérit Chantal. Ce genre de discussion n’est pas rare ici : « on a besoin de relâcher la pression », explique Catherine. Pour évoquer les cas difficiles et faire le point, des séances encadrées par un superviseur sont proposées une fois par mois. Un moyen d’aborder des situations complexes et qui fait office d’accompagnement psychologique. Parce que toutes ont « besoin de parler », face à des situations parfois « horribles ». Mais elles sont actuellement à la recherche d’une nouvelle superviseure, l’ancienne ne leur convenait plus. « Heureusement, on fonctionne bien en équipe donc on discute pas mal entre nous », souligne Catherine. Les simples moments d’échanges entre collègues sont essentiels. D’ailleurs, à la pause déjeuner, les discussions touchent autant à leur vie privée qu’à celles de leurs patientes. Cette implication dans leur travail, c’est à la fois leur atout, et peut-être aussi leur plus grande source de difficulté.
Par Clarisse Portevin