Au début du mois de mars, les journalistes de l’Ecornifleur sont partis en immersion dans des univers associatifs et professionnels très divers. Dans ce nouvel épisode, suivez les aventures de Jules durant son bénévolat chez Emmaüs Connect.

L’association Emmaüs Connect accueille dans ses locaux lyonnais de plus en plus d’exclus numériques, désireux d’apprendre à utiliser internet et ses outils, mais aussi de préserver leur emploi et garder un lien avec l’administration. En m’engageant dans leur structure comme bénévole pendant une semaine, j’ai pu me confronter à la complexité de ce mal nouveau.

La main est hésitante, le regard aussi. Clique droit, clique gauche, ou les deux en même temps ? Jeanne tourne les yeux vers moi, le regard impuissant face à cette souris d’ordinateur qu’elle découvre pour la première fois. En ce mardi après-midi, elle participe aux « permanences connectées » d’Emmaüs Connect. Ces sessions d’une heure et demie réunissent un bénéficiaire, venant avec des compétences à acquérir, fixées à l’avance et toutes liées au numérique, et un bénévole, ayant pour mission d’y répondre. 

Depuis 2013, cette branche d’Emmaüs combat l’exclusion numérique, ou « illectronisme » comme on l’appelle aujourd’hui. Ce phénomène, qui se caractérise par l’incapacité pour certaines personnes de se servir des outils informatiques, concernerait 13 millions de Français et Françaises, d’après un rapport du Défenseur des Droits publié en 2019. 

Une salle rectangulaire derrière des planches en contreplaqué

L’association étant en manque cruel d’effectif, il est assez facile de s’y porter volontaire. Il m’a suffi de remplir un formulaire en ligne pour qu’un employé de la structure me recontacte. J’ai alors été invité à une réunion d’information avec d’autres nouveaux bénévoles.

Le rendez-vous est fixé un jeudi en début de soirée, dans les locaux d’Emmaüs Connect, Route de Vienne. La devanture est décrépie, avec de grandes fenêtres en PVC qui semblent avoir fait leur temps.  Pendant deux heures, des responsables nous présentent les missions d’Emmaüs Connect dans leurs grandes lignes, alternant propos alarmistes sur la situation de l’accès au numérique en France et anecdotes sur des demandes peu communes émises par des bénéficiaires, destinées à détendre l’atmosphère. À la fin, les bénévoles souhaitant s’engager sont invités à se manifester. Ils  recevront le lendemain par mail un lien unique, renvoyant sur une plateforme où il leur sera demandé d’inscrire leurs disponibilités.  

Les permanences ont lieu du mardi au samedi, la plupart du temps de 16h à 17h30. L’espace qui accueille les bénéficiaires est caché derrière de grandes planches en contreplaqué, disposées pour constituer un mur. Les personnes sont assises autour d’une table, dans une grande salle rectangulaire. Impossible de savoir à l’avance quel profil un bénévole aura à traiter, puisque la répartition se fait aléatoirement. L’association met à disposition des ordinateurs, même si certaines personnes préfèrent ramener leur propre appareil. 

Une fois installés, la relation entre bénéficiaires et bénévoles est toujours teintée de gêne. Par où commencer la conversation ? Par des banalités ? Ou directement évoquer le numérique ? Au fil de mes séances, j’ai opté pour la deuxième option. Il faut dire que la décoration de la salle n’incite guère à la convivialité. Presque rien n’agrémente les murs gris, si ce n’est une feuille avec le QR Code du groupe Whatsapp des bénévoles, ainsi qu’un écran de vidéoprojecteur.  

« Heureusement que vous êtes là » 

La plupart des bénéficiaires viennent chez Emmaüs Connect pour réaliser des démarches administratives en ligne. En effet, comment remplir un formulaire sur internet quand on n’a jamais touché à un ordinateur ? 

Le titre de séjour d’Estella arrive à expiration en novembre et elle ne sait pas comment prendre un rendez-vous en ligne sur le site de la Préfecture, indispensable pour toute demande de renouvellement. « C’est beaucoup de soucis quand même, heureusement que vous êtes là », me confie-t-elle. Mais quelques minutes plus tard, son expression change du tout au tout. Pas de rendez-vous disponible avant le 16 octobre, trop tard pour elle. La ressortissante Burkinabè quitte les locaux au bout d’une heure et demie, désemparée.

Dénouement plus heureux pour Rachid, le lendemain. Avec son béret gris, il fulmine depuis plusieurs minutes face au site de la CAF. Il ne comprend pas le fonctionnement du pavé numérique, nécessaire pour entrer son mot de passe. Après quelques minutes d’hésitation, il ose me demander : « Vous pouvez m’aider, s’il-vous-plaît, je deviens fou ». Même si les bénévoles ne sont pas censés intervenir directement, Emmaüs privilégiant l’apprentissage par la pratique,  je décide, après plusieurs tentatives toujours infructueuses, d’entrer moi-même son mot de passe. « Merci petit génie », me lance-t-il, son espace personnel s’affichant enfin. 

Chez Emmaüs Connect, on s’inquiète ainsi des nouvelles mesures envisagées par le gouvernement. Le Plan Action Publique 2022 prévoit en effet que d’ici deux ans, toutes les administrations de l’État soient dématérialisées. Annie, la soixantaine, pull en laine noir et coupe au carrée stricte, bénéficiaire elle aussi du programme, ne voit pas comment, d’ici 2022, elle pourra être en mesure de faire toutes ses démarches administratives en ligne. « C’est pour ça que je viens chez Emmaüs. J’ai peur de la transition numérique. Tout devient plus compliqué », s’émeut-elle, la gorge nouée. 

Stress du mot de passe partagé et crise de larmes   

Mais pour ces illectrés, internet dans sa globalité est source de problèmes. Annie, au-delà de ses craintes face à la transition numérique, m’a également raconté ses angoisses nocturnes concernant un mot de passe qu’elle a malencontreusement envoyé à un de ses contacts. Durant l’heure et demie que j’ai passée avec elle, je lui ai expliqué comment les gérer, et modifier celui qu’elle avait partagé. Le soulagement affiché sur son visage une fois l’opération faite m’a frappé. Cette procédure, réalisée en quelques clics, peut constituer, chez ceux qui ne maîtrisent pas les pratiques informatiques les plus anodines, une épreuve insurmontable.

Cas plus extrême, les permanences connectées peuvent parfois virer à la crise de larmes. Comme pour cette femme, qui travaille dans la restauration, et qui vient pour la première fois. Elle s’appelle Jeanne, a la cinquantaine et de longs cheveux noirs qui lui arrivent au milieu du dos. Elle a besoin de savoir manier un ordinateur pour son travail, mais n’y a jamais été confrontée. Emmaüs Connect dirige la plupart du temps ces nouveaux arrivants sur la plateforme Lesbonsclics, qui a été spécialement conçue pour apprendre à manier le clavier, la souris, ou encore distinguer l’écran du port USB. Cela se fait au travers de « jeux », qui semblent avoir été créés pour des enfants. On demande aux illectrés de faire bouger le curseur de la souris afin d’éclairer des chauve-souris qui se cachent dans le noir. Malgré le côté infantilisant de l’exercice, Jeanne semble y prendre goût. Mais un peu plus loin, elle bute. Elle n’arrive pas à comprendre la différence entre un clic droit et un clic gauche. Après une énième tentative, ses yeux commencent à s’embuer et une larme s’échappe. « C’est mes allergies, ce satané pollen » se justifie-t-elle, avant d’avouer: « enfin, il y a de l’émotion quand même, c’est pas facile de partir de zéro »

Capture d’écran de la plateforme Lesbonsclics. Ce jeu vise à apprendre à déplacer le curseur de la souris sur l’écran. Lesbonsclics, 2020. https://www.lhibouboo.com/jeux_educatifs/17/

L’inquiétude des bénévoles   

Face à cet afflux de primo-arrivants, même les bénévoles sont parfois perdus. Emmaüs Connect compte principalement sur les compétences déjà acquises par ces derniers pour animer les permanences, ne proposant que peu de formations complémentaires, et ce même si les requêtes des bénéficiaires sont de plus en plus précises, ou demandent une connaissance poussée de l’administration. 

Marie-Jeanne, grand-mère hyper connectée avec son Iphone 8+ aussi grand que sa tête, explique qu’elle va sans doute faire une formation afin de mieux prendre en charge les grands débutants, de plus en plus nombreux à être envoyés par les services sociaux. « Tu vas y aller toi ? » me demande-t-elle à la fin d’une séance, avant d’ajouter : « Je pense que je n’ai pas le choix, je ne sais jamais par où commencer quand il n’ont jamais vu un ordinateur, c’est tellement vaste ». 

« L’exclusion numérique est une aggravation de l’exclusion sociale » 

Pour Françoise Paquien-Séguy, professeure à Sciences Po Lyon, « l’exclusion numérique est une aggravation de l’exclusion sociale ». Cette spécialiste des nouveaux usages liés à la technologie affirme que ce phénomène vient toujours s’ajouter à d’autres facteurs d’exclusion. « Il faut regarder au sein de la population des illectrés, le pourcentage de personnes qui est dans une situation financière délicate, qui est au chômage ou qui est SDF ». 

Les « permanences connectées » d’Emmaüs ne sont d’ailleurs pas ouvertes à tous. Seul les personnes ayant reçu un bon de l’association peuvent bénéficier du programme d’accompagnement. Ces fameux bons ne peuvent d’ailleurs être délivrés que par certains organismes comme Pôle Emploi, les Missions Locales, et les travailleurs sociaux. Emmaüs Connect a donc conscience que l’exclusion numérique qu’elle vise à combattre ne touche pas uniformément la population. 

Cette réalité s’est exprimée lors de ma dernière séance, passée avec Nordine, la cinquantaine. Il est au chômage, et c’est sa conseillère Pôle Emploi qui l’a envoyé chez Emmaüs. Il souhaite devenir libraire, mais ne maîtrise pas le logiciel Librisoft, nécessaire pour gérer les stocks de livres. Mais difficile de trouver parmi les bénévoles des personnes qui le maîtrisent. Ne sachant bien évidemment pas appréhender ce logiciel, je décide de lui apprendre les bases d’Excel, notamment les calculs et le classement par ordre croissant. Je lui propose un exercice. Il doit me donner une liste de livres, leur prix, et ensuite les ranger du moins cher au plus cher grâce aux outils proposés par le classeur. Nordine se lance alors dans une grande tirade sur ses livres préférés, que j’essaie tant bien que mal de retranscrire au clavier : « Le comte de Monte-Cristo, 17€, un chef d’œuvre, je l’ai relu cet été. Les Misérables de Victor Hugo, 15€, comment ne pas l’évoquer ? ». 

« Dites-moi quand vous êtes à nouveau disponible »

Mais les « permanences connectées » chez Emmaüs, c’est aussi des moments de joie. Comme celui vécu par François, qui revoit pour la première fois sa ville natale de Savannakhet, au Laos, grâce une simple recherche Google Images. Les démarches administratives que son assistante sociale lui a demandées de maîtriser ? Ce sera pour une autre fois. Lui veut connaître la météo de son pays d’origine et sa fiche Wikipédia. 

À la fin de notre séance, il me demande quand je vais revenir. « J’ai vraiment bien aimé la séance, dites-moi quand vous êtes à nouveau disponible, je vais tout de suite m’inscrire à l’accueil sur ce créneau. ». Emmaüs tolère ce genre d’arrangement bénéficiaires/bénévoles, conscient des liens qui peuvent se nouer en une heure et demie passée ensemble derrière un écran. 

Ce grand-père, habillé tout en bleue marine, écharpe en coton nouée autour du cou, me raccompagnera jusqu’à mon arrêt de transports en commun, me faisant de grands signes d’adieu une fois le bus parti. Comme pour me remercier d’avoir en quelques clics réussi à lui montrer des images d’une ville qu’il n’avait plus revue depuis son enfance. 

Par Jules Fresard

(Tous les prénoms ont été modifiés)