Au début du mois de mars, les journalistes de l’Ecornifleur sont partis en immersion dans des univers associatifs et professionnels très divers. Matéo nous emmène aujourd’hui dans les sous-sols lyonnais, à la rencontre des égoutiers pour nous montrer la dure réalité de leur métier.
Malgré l’interdiction par leur direction de faire visiter les égouts de la ville avant les municipales, à cause de la réforme des retraites, et alors que le coronavirus se propage à quelques heures de Lyon, nous avons suivi des égoutiers anonymes pour comprendre l’insalubrité de leur quotidien. Immersion.
Le couvercle métallique de la bouche d’égout rebondit bruyamment sur la chaussée, découvrant une longue échelle en fer qui s’enfonce dans l’obscurité. Un premier pied dans la bouche, puis il s’agit de descendre précautionneusement. A chaque barreau, l’odeur humide et fermentée devient plus prégnante. Un mélange d’urine, d’excréments et de pourriture.
« Ça sent pas fort ici. Baisse-toi, fais attention aux colonnes. Et tiens-toi bien, ça glisse. »
Racler « la came », dans « une rivière de pisse et de merde »
Cinq mètres sous terre, les lampes frontales accrochées aux casques de protection sont la seule source de lumière. Les longues bottes des égoutiers montent jusqu’à la taille. On comprendra vite pourquoi. Dans ces étroites galeries, chaque pas s’enfonce dans une boue vaseuse où flottent serviettes hygiéniques, papier toilette, matière fécale et ordures en tout genre. La « came » quoi.
« On ne met pas de masques parce que l’odeur de la came ne nous dérange plus, et qu’il faut qu’on puisse sentir l’odeur de l’œuf pourri, ça veut dire qu’il y a du cyanure. En plus, si l’on ne sent plus rien du tout c’est que le sulfate d’hydrogène nous coupe l’odorat. Il faut réagir vite car ce sont des gaz dangereux. »
En remontant la canalisation, à contre-courant de cette « rivière de pisse et de merde », ils raclent le surplus de « came » pour qu’elle puisse circuler sans bouchon. A chaque croisement dans ces labyrinthes obscurs, ils s’orientent sans hésitation. Ils ne peuvent pourtant compter que sur leur mémoire et leur sens de l’orientation.
Pour se déplacer dans le réseau et effectuer leurs contrôles, ils soulèvent une vanne qui transvase des eaux usées d’un niveau à un autre, charriant une puanteur nauséabonde. Leur capteur de gaz quadri fonctions signale une augmentation d’H2S, le sulfate d’hydrogène. Ils n’ont l’ordre de remonter à la surface que s’il capte un niveau 10 fois plus élevé.
« Il indique aussi les niveaux d’oxygène, de CO2 et de méthane. Mais bon, on sait que l’on est exposé à une quarantaine de gaz toxiques. »
Une fois la rivière passée, ils poursuivent leur chemin. Surprise par l’éclat de la lampe frontale, « une ratiche », un rat, prend la fuite. « C’est bon signe, ça veut dire que l’air n’est pas trop mauvais par ici ». D’autres jonchent le sol lorsqu’il est assez peu profond pour qu’on puisse les repérer.
En remontant à la main une imposante manivelle, ils soulèvent une vanne plus importante qui laisse des eaux sales se déverser en aval avec fracas. « On a un collègue qui a pris le bain il y a 2 mois de ça. Depuis, il est en arrêt maladie. Il s’est ouvert en tombant et il a attrapé une grave infection ». Prendre le bain, c’est tomber dans la came. Si ce genre d’incidents est rare, d’autres sont beaucoup plus fréquents.
Au retour à l’air libre, l’un d’eux montre une boule qui a poussé sur sa paupière. « J’ai reçu une éclaboussure dans l’œil la semaine dernière, mais l’ophtalmo m’a dit que ce n’était rien. » Son coéquipier, se rapproche. « Deux jours sur trois, on passe 4h dans les égouts. Et deux jours sur trois, on a la gastro à cause des gaz que l’on respire ». Malgré le caractère alarmant de cette déclaration, tous opinent, naturellement.
17 ans d’espérance de vie en moins, la mort pour se reposer
Selon une étude de l’INSERM en 2010, l’espérance de vie des égoutiers est inférieure de 17 ans à la moyenne de la population. Lorsqu’on confronte cette réalité à leur faible salaire, 1400 net en début de carrière et 2000 net à la fin, difficile de comprendre leurs motivations. « La seule attractivité du métier, si je puis dire, c’est la retraite à 52 ans. Mais à cet âge-là on a souvent des enfants qui font des études, une maison, une voiture à rembourser. Et le taux plein [75%, NDLR], ça ne nous fait plus que 1400 euros pour vivre, ce n’est pas possible. On part déjà plus tard. Avec la nouvelle réforme, ou mourra avant la retraite ».
Être égoutier, c’est rarement un choix. Aucun diplôme n’est requis, et pour certains, ils ont atterri ici après « une scolarité chaotique ». Leur direction, qui a interdit l’accès aux égouts pour les journalistes jusqu’à la fin des municipales, ne gagne pas beaucoup plus qu’eux, mais ne connaissant pas la réalité de leur travail, jalouse leur retraite anticipée. « Il y deux ans, ils ont chronométré combien de temps exactement on travaillait en sous-sol pour finalement baisser nos primes. Ce serait important qu’ils descendent avec nous pour comprendre ce que l’on fait. »
En première ligne face aux épidémies
Malgré ces fatalités, une certaine dignité émane de ces travailleurs de l’ombre. « C’est comme pour les pompiers, les militaires ou les flics, on a un devoir de service public et notre métier comporte des risques ». Sans leur mission de nettoyage et de contrôle des branchements, chaque chasse tirée viendrait nourrir un amas toxique de puanteur qui déborderait sur nos routes. Leur travail empêche également la propagation des maladies et des épidémies, auxquelles ils sont, de fait, beaucoup plus exposés.

Comme à chaque fois qu’ils sortent de souterrains, les égoutiers se lavent consciencieusement à l’aide d’une bouche à incendie. Alors que, lors de notre rencontre, l’Italie du Nord est déjà en quarantaine à cause du coronavirus, l’un d’eux s’inquiète : « au début on nous a dit que ce n’était pas transmissible par matière fécale, et maintenant on nous dit que si. Mais on ne nous indique aucune mesure de protection. Si la situation devient vraiment critique, on finira par utiliser notre droit de réserve ».
Mais trois semaines plus tard, alors que tout le pays est confiné face à la pandémie, les égoutiers continuent de remplir leur courageuse mission pour assurer la salubrité des villes. Un sacrifice vital pour le collectif, qui aurait enfin pu donner lieu à une prise de conscience générale du travail des égoutiers, s’il n’était pas passé inaperçu, comme toujours.
Par Matéo Larroque