À Lyon, la pandémie de Covid-19 a frappé de plein fouet les restaurants. Si leur fermeture n’est que la partie émergée de l’iceberg, de nombreux apprentis cuisiniers en pâtissent également. Dans la capitale de la gastronomie, ces étudiants cherchent leurs marques entre cours à distance et cuisine sous gestes barrières.
« N’allez pas m’acheter des aubergines en plein hiver parce qu’elles viennent du bout du monde. Étudiez bien le tableau de saisonnalité que je vous ai remis. » Ce n’est pas en cuisine mais dans une salle de classe traditionnelle que le chef Romain Giffard, vêtu de sa veste brodée à son nom, transmet son savoir avec bienveillance. Autour de la table, cinq jeunes apprentis corrigent à plusieurs un questionnaire sur les techniques de découpe et la sélection des produits. Très théorique, l’exercice n’en est pas moins complémentaire du cours pratique qu’ils ont suivi en cuisine le matin même. Masqués, à distance les uns des autres, ils n’ont fait leur premiers pas à La Salle à Manger que depuis le début du mois, mais ont déjà pris l’habitude de cette pédagogie hybride. Pour le chef de 33 ans, cette recette préserve l’esprit de la formation destinée aux élèves décrocheurs, tout en l’adaptant aux conséquences de la crise sanitaire.
À Lyon, comme dans le reste de la France, les restaurants sont fermés depuis le 30 octobre dernier, et devraient le rester au moins jusqu’au 20 janvier 2021. De leur côté, les écoles de cuisine ont été contraintes à l’improvisation. Si le célèbre Institut Paul Bocuse a décidé de passer tous ses étudiants en distanciel jusqu’à sa réouverture, le restaurant-école La Salle à Manger s’est tourné vers la vente à emporter pour maintenir quelques enseignements en cuisine.
Coup de blues en cuisine
« Pour valider nos formations, il faut qu’il y ait un plateau technique », explique le chef Romain Giffard en pénétrant dans les cuisines de La Salle à Manger. Fours traditionnels, cellules de refroidissement et plaques de cuisson sont mis à la disposition des apprenants, et ce malgré la fermeture du restaurant au public. Pourtant, le volume des commandes à emporter ne permet pas au restaurant de retrouver son niveau d’avant-confinement. Pour pallier ce manque et faute de pouvoir organiser son traditionnel repas annuel pour les sans-abris, le chef a cette fois-ci proposé ses services aux Restos du Cœur. Les apprenants ont ainsi préparé deux cents repas hauts en couleur à destination de l’association, régalant les bénéficiaires de risotto à la betterave et de purée de courge butternut à l’huile de noix. Le maintien de la dimension pratique de la formation a toutefois nécessité quelques aménagements en cuisine. Le chef raconte : « On produit à J+1, les plats sont cuisinés la veille puis refroidis. On ne travaille que sur de la liaison froide, sauf pour les desserts qui sont préparés le matin même pour le midi. » À défaut d’être dans le rush du service et de préparer des cuissons-minute, les apprenants s’entraînent à réaliser des plats adaptés à la livraison.
Pour Roukia, jeune diplômée en pâtisserie de 20 ans qui a commencé la formation début décembre, ce système a des limites : « Vu qu’on fait de la vente à emporter, on ne fait pas d’assiettes », déplore-t-elle en cherchant d’un regard timide l’approbation de son chef formateur. La technique du dressage, grand incontournable de la restauration, passe à la trappe. En complément de la préparation quotidienne de barquettes-repas, le chef Giffard propose régulièrement des cours pratiques tels que des ateliers de découpe de fruits et légumes. En julienne, en brunoise ou émincé, c’est tout le b.a.-ba du métier qui est enseigné à La Salle à Manger.
Manon*, 20 ans, étudie à l’Institut Paul Bocuse depuis trois ans et maîtrise déjà bien les rudiments de la cuisine. Actuellement en Bachelor “Arts Culinaires”, elle poursuit sa dernière année d’études non pas derrière les fourneaux mais derrière son écran depuis chez elle. Face à la pandémie de Covid-19, la direction de l’école a opté pour le tout distanciel, apprentissage pratique y compris. « Pour les cours de cuisine, j’ai trouvé ça inutile », témoigne l’étudiante sans cacher sa déception vis-à-vis des master class proposées par l’Institut. « Ça revient à regarder une vidéo sur Internet », ajoute-t-elle avec amertume. Pour l’étudiante, maîtriser à la perfection la cuisson d’une pièce de bœuf ou de noix de Saint Jacques ne s’apprend pas à distance, et ce malgré l’excellence des chefs qui délivrent les cours en ligne. Ne pas goûter, ne pas sentir, ne pas toucher sont autant de crève-cœurs pour cette passionnée de cuisine qui a quitté son pays d’origine pour venir réaliser son rêve en France : « On perd totalement la maîtrise des cinq sens qui est fondamentale en cuisine », explique-t-elle, attendant avec impatience la réouverture de l’Institut prévue le 5 février prochain.
Le distanciel pour garder contact
Pour compenser le manque de pratique, l’Institut Bocuse s’est reposé sur ses nombreux enseignements théoriques. Très compatibles avec le distanciel, ils ont été renforcés afin de garantir la continuité de la formation. « Ils ne peuvent pas faire venir des produits ou un chef chez chaque étudiant. », explique Manon. « Mais, ils ont mis en place des cours en ligne, par exemple sur la nutrition. Pour en apprendre plus sur les circuits d’acheminement des produits, on a aussi suivi un reportage réalisé dans une ferme d’élevage. C’était très intéressant. », complète-t-elle. À défaut d’exercer son palais dans les restaurants de l’Institut, elle profite de cette période pour réfléchir à son avenir de cheffe-entrepreneuse qui, elle l’assure, révolutionnera le marché des distributeurs automatiques en y apportant une touche de gastronomie.
Du côté des apprenants de La Salle à Manger, les enseignements théoriques occupent également une part importante du diplôme. Parmi une gamme de cours vaste et diversifiée, ces derniers suivent entre autres une formation en savoir-être et maîtrise des normes de sécurité alimentaire au Pôle Avenir Emploi de Villeurbanne. Désormais, la grande majorité se fait en visioconférence. Très préoccupé par les risques de décrochage, le chef Romain Giffard s’est adapté : « On essaie de faire des cours très ludiques sous forme de quizz. C’est un moyen de garder l’attention. » Au-delà de la forme, plusieurs élèves en manque d’équipement ont bénéficié d’un prêt d’ordinateur rendu possible par les Apprentis d’Auteuil, fondation catholique qui porte cette formation qualifiante. Si le chef a également multiplié les cours théoriques dans les locaux, il ne cache pas son inquiétude : « C’est encore le début de la formation donc on arrive à les accrocher. J’espère que ça va durer. »
Des rêves entre parenthèses
Alors que la crise sanitaire force les instituts de formation à se réinventer, les futurs cuisiniers doivent également faire preuve d’une grande adaptabilité. Disciple Escoffier 2018, Andy Chien – taïwanais de 27 ans futur diplômé de l’Institut Paul Bocuse – est un espoir de la gastronomie et un travailleur acharné. Arrivé en France il y a trois ans sans aucune expérience dans la restauration, il s’est donné les moyens de réussir : « Je commandais dix kilos d’oignons et je restais chez moi à essayer de les couper jusqu’à ce que je puisse le faire les yeux fermés », se souvient-il avec amusement. Il y a quelques mois, il a été contacté par le dirigeant des magasins locavores Ma Ferme en Ville pour ouvrir un restaurant à Lyon. En attendant que le contexte sanitaire permette au projet d’avancer, Andy Chien travaille en tant que vendeur au sein du magasin lyonnais. « Au début, le patron m’a dit “tu viens de Paul Bocuse, je ne peux pas te demander de faire vendeur” », raconte-t-il avec malice. Si depuis deux mois Andy a troqué la toque pour le tiroir-caisse, il n’en garde pas moins en tête la perspective d’ouverture du restaurant, dès février si possible. Optimiste quant à l’avenir, il détaille : « il n’y a rien à craindre pour les restaurateurs. En France, il y a une culture de gens qui aiment manger, sortir, être avec les amis. Je sais que quand le confinement sera fini, plein de gens ressortiront. Ça ne me fait pas peur !»
Autre son de cloche du côté de Manon, l’apprentie cuisinière dont la formation à l’Institut Bocuse touche presque à sa fin. Pour elle, l’impact de la crise sanitaire sur sa formation est davantage préoccupant. « En ce moment, on a une ou deux heures de cours par jour. D’habitude, on pouvait enchaîner des journées intensives de dix heures pendant un mois voire plus. On sentait que notre productivité nous faisait progresser. Aujourd’hui, on voit notre but s’éloigner », exprime-t-elle, une pointe d’inquiétude dans la voix, par peur de ne pas être à la hauteur des promotions précédentes. La jeune Roukia est plus pessimiste. « Si la situation ne change pas, ça va être très compliqué », confie-t-elle, inquiète. En formation pratique depuis seulement deux semaines à La Salle à Manger, la jeune femme songe déjà à se réorienter vers le secrétariat, profession moins touchée par la pandémie de Covid-19.
*Le prénom a été modifié à la demande de l’étudiante.