Gagner de l’argent en revendant des sneakers sur le web, une activité prisée par une nouvelle génération de revendeurs animée par l’appât du gain. Immersion dans la peau d’un « reseller » débutant, à l’heure où le marché de la sneakers n’est plus un milieu réservé aux vrais connaisseurs.
Le centre commercial outlet Marque Avenue de Romans-sur-Isère est complètement vide à 9h, en ce jeudi froid de fin janvier. Un groupe d’une quinzaine d’hommes de plus de 40 ans, qui s’avèrent être des revendeurs, est déjà présent devant la vitrine du Nike Factory Store. L’ambiance apparaît détendue, tout le monde à l’air de se connaître. La majorité d’entre eux ont, à leurs pieds, des sneakers Nike qui semblent neuves. Dans le lot, Alexis, 26 ans, est sur son téléphone et se différencie par son look très sportswear. Il porte une paire de sneakers Nike vintage rose et blanche, un chignon et de grosses lunettes. « Je viens quasiment ici tous les jours quand je ne travaille pas. Ça fait une semaine que je viens et je n’ai pratiquement rien acheté mais il y a des semaines où je me fais de gros bénéfices. Je me fais quasiment plus d’argent qu’en allant travailler », raconte Alexis, revendeur mais avant tout passionné de sneakers. Pas le temps d’en savoir plus, les portes du magasins s’ouvrent et la foule se précipite vers les rayons de sneakers, sans omettre de se laver les mains au gel hydroalcoolique. En moins de cinq minutes, des étagères entières sont dévalisées par les revendeurs.
L’affaire du jour est une paire de Nike Air Max Sequent 4 utility soldée à 19,99 euros. Selon StockX, la plateforme de référence pour l’achat et la revente de sneakers, cette paire peut se revendre à 60 euros. Les revendeurs remplissent leur panier de plusieurs boîtes de cette paire. Les vendeurs aident à dégager les allées pour ne pas laisser les boîtes par terre. En flânant, entre les rayons, mon téléphone à la main, j’essaie de repérer une paire soldée contenant les noms Jordan, Air Max ou Vapor Max. Les paires étant rangées par taille, je me dirige vers les pointures les plus grandes où les revendeurs sont moins présents. Au bout de 30 minutes, j’arrive à dénicher une paire de Nike Air Max 270 React noire et blanche soldées à 32,50 euros. En vérifiant sa cote sur le site StockX, je découvre que leur prix resell [prix à la revente, NDLR] est de 80 euros. Mais la pointure étant du 47,5, elles risquent d’être difficiles à revendre. Avec ma boîte sous le bras, je continue de chercher une paire plus intéressante mais les revendeurs ont déjà vidé la moitié des rayons. Je m’en vais avec une seule paire alors qu’eux en ont acheté une dizaine.
Les vendeurs du Nike Factory Store sont au courant de l’activité des resellers. « Il y a dix vrais revendeurs qui viennent tous les jours et restent toute la journée. Ils revendent ensuite sur les marchés ou sur Internet. C’est devenu un gros business », raconte un employé chargé des stocks qui a voulu garder l’anonymat. La direction n’a pas voulu s’exprimer sur ce sujet car « [ils n’ont] pas l’autorisation de communiquer quel que soit le sujet que ce soit la revente ou autre ».
De retour à la maison, je prends en photo la nouvelle paire sous tous les angles sur un fond blanc afin de ne pas modifier la couleur. Je choisis les trois photos les plus intéressantes et je poste mon annonce sur mon compte Vinted créé en 2015. Léo*, 26 ans, un reseller amateur, m’a conseillé d’utiliser la plateforme Vinted pour revendre les sneakers car c’est un site sécurisé qui permet de vendre des articles neufs ou d’occasion et qui met en relation des acheteurs et des vendeurs. Je poste mon annonce : « Je vends cette paire de Nike Air Max 270 React neuve avec étiquette. Vendue dans sa boîte d’origine, taille 47.5 », au prix de 60 euros. Je décide de les vendre moins chères que leur prix resell à cause de leur pointure. Au bout de quelques heures, l’annonce est déjà vue par une cinquantaine de personnes mais je n’ai pas de proposition d’achat. Finalement, je réussis à les vendre au bout du deuxième jour à 55 euros. Le lendemain, j’imprime l’étiquette de livraison et je dépose le colis à un point Mondial Relay. Mon expérience s’arrête donc avec l’obtention d’un bénéfice de 22,50 euros pour ma seule transaction.
J’ai essayé de joindre le service presse de Vinted pour connaître leur position quant au resell pratiqué sur leur plateforme, mais ils n’ont pas souhaité s’exprimer sur ce sujet. « Les équipes de Vinted ont un emploi du temps très chargé en ce moment et ne peuvent donner suite à votre demande », assure la communication du groupe.
Un business qui attire des amateurs
C’est grâce à des copains que Pierre*, 20 ans, en chômage partiel dû à la crise sanitaire, s’est lancé dans le resell de sneakers en octobre 2020. « Je fais ça pour arrondir mes fins de mois, je ne suis pas déclaré, c’est un peu de l’argent facile. Et c’est super rentable, je me suis fait 900 euros en décembre ». Son ami Léo, avec qui il partage ses gains, est un reseller amateur à la recherche d’un emploi : « Avec cette activité, je gagne entre 20 et 60 euros de bénéfice par paire ». Mais leur business ne serait pas rentable sans le Nike Factory Store à côté de chez eux. « C’est un outlet avec beaucoup de stocks et de grosses promos. Toutes les paires que j’achète proviennent de ce magasin », explique Léo. Sur trois mois, en se consacrant entièrement à cette activité, c’est-à-dire treize heures par mois, ils ont obtenu chacun l’équivalent d’un taux horaire de 62 euros.
Pierre me fait part de ses conseils pour débuter dans le resell. « Il faut être motivé car il faut se rendre au magasin avant l’ouverture à 9h mais tu n’es jamais sûr qu’il y aura de bonnes paires ». Il s’y rend environ deux fois par semaine, ce qui est beaucoup moins que la quinzaine de revendeurs qui viennent plusieurs fois par semaine et y restent toute la journée. « En 40 minutes, tu as le temps de faire le tour et de repérer les paires qui cotent bien, grâce au site StockX ». Avec Léo, ils possèdent quatre comptes Vinted qui leur permettent de multiplier les annonces. « J’ai emprunté les comptes Vinted de ma mère et de ma sœur », s’amuse Pierre. Cependant, selon le règlement de Vinted, il est interdit de vendre des articles à des fins commerciales : pour ne pas être déclaré à l’URSSAF (Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales), 20 transactions ou 3000 euros de gains sont autorisés sur l’année. Léo en a payé les frais dernièrement. « J’ai mon compte Vinted qui a été supprimé car je ne vendais que des articles neufs ». De plus, ils restent très dépendants des stocks du magasin. « En ce moment, il n’y a pas grand-chose », s’inquiète Léo, « on ne va pas se faire beaucoup de bénéfices en février ». Et ils doivent faire face à la concurrence entre revendeurs. « Tu les reconnais, ils arrivent et ils prennent des rayons entiers de sneakers et de vêtements », raconte Pierre.
Léo aimerait se lancer dans un nouveau business. « Je pense arrêter le resell via la Factory Store et me lancer à long terme sur les raffles ». Ce sont des tirages au sort de sneakers, nouvellement sorties en quantité limitée, qui permettent d’avoir une chance d’acheter une paire prisée. « Si tu es tiré au sort, tu peux gagner 200 à 300 euros de bénéfice car aujourd’hui tout le monde recherche l’exclusivité ». En effet, les grandes marques telles que Nike, Adidas et Converse multiplient les collaborations avec d’autres marques et des personnalités pour créer des produits originaux en quantité limitée.
Le resell tout en ligne
Je décide alors de participer à des raffles et pour multiplier mes chances de gagner, je m’inscris sur les applications SNKRS détenue par la marque Nike et sur Sneakersnstuff. Sous les conseils de Léo, j’ai joué pour gagner le droit d’acheter une paire Nike Dunk Low Medium Curry au prix de 109,99 euros dont le tirage au sort est prévu le 19 février. Selon le site StockX, elle peut se revendre à 300 euros. Je programme une alarme à 9h pour être sûre d’avoir le temps de m’inscrire. Mais pour Léo, j’ai très peu de chance d’être tirée au sort, celui-ci étant ouvert dans le monde entier avec parfois plusieurs milliers de participants pour la même paire. Le compte à rebours a commencé, je dispose de 30 minutes pour renseigner mes coordonnées bancaires, la paire et la pointure que je souhaite. Si je suis tirée au sort, le prix des sneakers est automatiquement facturé. Je n’ai pas eu la chance d’être tirée au sort. L’entreprise Nike n’a pas donné suite aux demandes d’interview sur la place des resellers sur leur plateforme SNKRS.
Rencontrée sur le groupe Facebook Sneakers Bon Plan // Achat Vente, Charlotte, passionnée et reseller de sneakers a eu plus de chance. En effet, elle a été tirée au sort trois fois en une semaine, « la chance du débutant ». À titre d’exemple, elle a pu acheter la paire Air Jordan 1 Zoom x Paris Saint Germain à 149,99 euros sur l’application SNKRS et elle l’a revendue à 220 euros. « Je revends sur Facebook Market et les groupes Facebook. A la veille d’une sortie de sneakers, les membres du groupe mettent une annonce et je poste mon offre en commentaire une fois que j’ai gagné la paire. Les gens sont à l’affût ». Pour se tenir au courant des prochaines sorties, des prix resell et des prix retail [prix boutique, NDLR], elle a recours aux réseaux sociaux et notamment Instagram. « Je consulte pas mal les pages comme whentocop.app, bstn.wmns et lavaleursurefr ». Selon le rapport Hypebeast et Strategy& « Streetwear : the new exclusivity » en 2019, 96% des consommateurs de sneakers interrogés utilisent Instagram.
« Il y a des resellers qui ne s’intéressent même pas au sneakers et ne voient que le bénéfice qu’ils pourraient se faire sur une paire »
Néanmoins, sur le groupe Facebook, l’activité de resell de Charlotte ne passe pas inaperçue. En réponse à ses annonces, les commentaires négatifs se multiplient mentionnant des prix trop élevés. Elle s’en défend. « Je fais du resell par passion mais aussi pour me faire un peu d’argent. Je me fais très peu de marge alors qu’il y a des resellers qui ne s’intéressent même pas aux sneakers et ne voient que le bénéfice qu’ils pourraient se faire. Certains n’hésitent pas à revendre des paires deux à trois fois leur prix. Ce n’est pas mon cas ».
Ce business attire l’œil d’une nouvelle génération de resellers qui sont de plus en plus nombreux et de plus en plus jeunes. « Le resell a explosé en 2017 lors de la sortie de la collection The 10 de Off-White. Cette collaboration a fait beaucoup parler et au vu des prix pratiqués [plusieurs milliers d’euros de bénéfice pour une paire, NDLR], il y a eu beaucoup de personnes qui ont été attirées par ce business », explique Jérémy, 34 ans, fondateur du groupe Facebook Sneakers Bon Plan // Achat. Il précise, « entre le 21 janvier et le 17 février 2021, je suis passé de 9800 à 10 800 membres qui ont en majorité entre 18 et 24 ans ».
Je me suis inscrite sur plusieurs groupes Facebook français et privés qui aident à la vente et donnent des conseils sur les sneakers. Plusieurs posts ont attiré mon attention puisque certains membres de passionnés et de collectionneurs dénoncent les comportements abusifs des resellers qui nuisent à leur passion car ils ne peuvent plus acheter des paires qui leur plaisent à des prix honnêtes.
Ainsi, une fracture s’est opérée au sein de la communauté. Xavier, membre du groupe Facebook Sneakers Factory France qui regroupe 15 000 membres, le dénonce : « J’ai l’impression qu’il n’y a plus de passionnés, il n’y a que du business ». Mehdi, un autre membre, passionné de sneakers depuis plus de 10 ans, est du même avis : « Aujourd’hui, tout le monde achète des paires et les met directement en vente sans même les porter. Parfois ils les mettent en vente avant même de recevoir la paire. L’appât du gain a pris le pas sur la passion ».
Les plus anciens membres regrettent que le milieu de la sneakers ne soit plus réservé qu’aux vrais passionnés. Avec Internet, la majorité des sorties de paires cotées se fait désormais en ligne et tout le monde peut y participer. « Quand j’étais plus jeune, j’allais camper [attendre devant une boutique la sortie d’une paire de sneakers très convoitée, NDLR] toute la nuit, avec des copains pour m’acheter une paire. Maintenant, tu te connectes à neuf heures sur une application depuis ton canapé et tu peux obtenir une paire bien cotée », critique Richard, collectionneur de sneakers de 37 ans, également rencontré sur le groupe Facebook Sneakers Factory France. « Il n’y a plus de mérite ».
*Le prénom a été modifié à la demande des personnes
Cet article a été réalisé dans le cadre d’une immersion en ligne qui s’est tenue du 15 au 26 février 2021. Des relectures ont été réalisées du 1 au 5 mai 2021. Cet écart important incite à considérer avec précaution certaines informations qui ont pu ainsi évoluer entre temps. La rédaction de l’Écornifleur a fait le choix de ne pas inscrire le nom des différents auteurs ou autrices des articles. L’un de ceux-ci porte sur le cyber-harcèlement et la tenue de propos de nature criminelle sur un forum en ligne. Il nous semblait fondamental de pouvoir le publier en toute liberté, sans crainte d’être individuellement la cible de quelconque harcèlement en ligne.