Le mouvement du Logiciel Libre, avec ses codes informatiques ouverts, offre une solution au problème de la confidentialité de nos données personnelles. Mais est-ce une alternative viable ? Immersion dans le monde de l’Internet ouvert.  

« Je trouve que c’est assez fou de tout changer pour une semaine. Chez Framasoft, quand on a décidé de se dégoogliser, on a mis deux ans », lance Kinou (pseudonyme). La co-présidente de l’association française Framasoft, qui fait avancer la philosophie du Logiciel Libre dans la société, n’en revient pas quand nous lui parlons de notre projet de passer une semaine entière en utilisant seulement des logiciels libres. Nous ne savons pas encore à quel point l’entreprise est démesurée pour un étudiant de 22 ans, copain avec son PC mais pas au point de savoir changer de système d’exploitation les yeux fermés. 

Le Logiciel Libre, c’est un mouvement global qui porte l’idéal de l’informatique ouverte, accessible et décentralisée. Un logiciel créé en suivant cette philosophie est forcément Open Source, c’est-à-dire que son code est public, trouvable sur Internet. Cela signifie que les utilisateurs savent précisément ce que fait le code et peuvent s’assurer que leurs logiciels favoris ne sont pas aussi de gigantesques aspirateurs à données personnelles. C’est une inquiétude qui a gagné en intensité quand la pandémie de Covid-19 a poussé le public de façon massive vers les outils de visioconférence comme Zoom ou Google Meet.

Passer au Logiciel Libre, on se dit que c’est facile, mais en réalité, c’est une montagne qui se dresse devant nous. Pour commencer, on décide de s’attaquer au gros morceau qu’est Google. Le géant de la Silicon Valley fait reposer une partie de son économie sur la récupération et la revente de nos données personnelles, pas étonnant qu’il soit vu comme le diable dans les communautés du Logiciel Libre. On désinstalle le navigateur Chrome et on télécharge Firefox. Le logiciel au petit renard de feu est créé en 2002 et bénéficie d’une communauté immense qui, au fil du temps, à force d’amélioration et tout en gardant le respect de la vie privée à l’esprit, en a fait une alternative parfaitement viable à Chrome. Après ça, on y va un peu brut de décoffrage, on désinstalle tous les logiciels propriétaires de son téléphone et de son ordinateur et on les remplace par des équivalents Open Source.

Messages cryptés et communautés de streaming

Finalement, il y a bien un matin où on se lève et ça y est, la transition est plus ou moins faite. Les yeux s’ouvrent, on cherche son téléphone en grognant dans le noir. L’écran s’allume et c’est le vide. Les applications si familières qui nous saluaient tous les matins ont disparu. Le F poli de Facebook, l’oiseau espiègle de Twitter, il n’y a plus rien. Même plus Spotify pour mettre un peu de musique. La radio comme alternative meuble un peu mais ne peut pas cacher le silence immense que laissent les millions d’utilisateurs des réseaux sociaux les plus célèbres quand ils s’en vont. 192 millions rien que pour Twitter. Habitué à scroller sans fin sur TikTok ou Instagram, le pouce survole l’écran à la recherche de rien, hébété. 

Il y a aussi un sentiment très moderne qui se manifeste, celui de rater quelque chose. Et si quelqu’un m’envoie un message urgent sur Messenger ? Avec un peu de réflexion, on s’apaise légèrement. Toutes les personnes qui auraient besoin de nous contacter en urgence ont notre numéro, ce qui signifie qu’elles pourront toujours appeler ou envoyer un SMS, que l’on recevra sur Signal. Et puis, après tout, nous avons remplacé toutes ces applications par des alternatives Open Source, quand on en a trouvé. C’est le moment de constater si elles font le poids. 

L’alternative marquante à Twitter, c’est Mastodon. Mastodon est une application développée par Eugen Rochko et qui fait partie du Fédiverse, une constellation de logiciels auto-hébergés. L’auto-hébergement est un élément très important pour les communautés du Logiciel Libre. Pour faire simple, lorsqu’on utilise Google Drive ou que l’on fait appel à des systèmes de streaming, les fichiers sur lesquels on travaille ou les musiques que l’on écoute sont stockées sur des serveurs centralisés qui regroupent ces informations voire le logiciel qui nous permet de les manipuler. Avec l’auto-hébergement, on fait la même chose sauf que le serveur qui contient fichiers et logiciel est à nous. Du petit système que l’on fait tourner dans son garage à de plus grosses installations gérées par des communautés locales, le but est le même : connaître les personnes qui gèrent nos données et les savoir en sécurité, entre les mains de personnes de confiance. « C’est plus simple d’aller voir le voisin qui a un serveur et sur lequel on met ses fichiers pour lui demander ce qu’il se passe que d’aller casser la gueule à Apple ou autre », rigole Kinou. 

On se lève et on passe sous la douche. Comme pour des millions de Français, c’est le moment du karaoké matinal mais Spotify c’est fini. A la place on a Funkwhale. Les utilisateurs s’y rassemblent sur des pods, publics ou non, qui sont en fait des serveurs indépendants, et ils y versent leur musique pour pouvoir ensuite y accéder en streaming depuis leur ordinateur ou leur téléphone portable. « Funkwhale peut vraiment être une bonne alternative », témoigne Raylyon, un jeune administrateur système new-yorkais qui fait tourner son pod sur un serveur dans sa chambre, « J’ai mis ma musique sur Funkwhale mais j’ai choisi de ne pas la rendre accessible aux autres utilisateurs parce qu’il y a des limitations d’un point de vue juridique, c’est un peu le problème ». Ce qui limite l’aspect de partage et de fédération des utilisateurs de Funkwhale, ce sont les restrictions liées au droit de la propriété intellectuelle. Y déposer une musique sous licence dans un pod ouvert à tous, c’est s’exposer à d’éventuelles poursuites judiciaires. 

Les pods Funkwhale offrent une sélection hétéroclite de musiques versées directement par les utilisateurs. Capture : La rédaction de l’Ecornifleur

Ce problème des droits de la propriété intellectuelle est intimement lié à l’histoire d’Internet et au caractère souvent gratuit du logiciel libre. Le soir, comment Netflix and chill sans Netflix ? Le Logiciel Libre propose PopCornTime, une interface qui va chercher les films et séries dans les ressources de l’Internet des pirates. Le logiciel prévient ses utilisateurs : selon l’endroit où vous êtes, utilisez un VPN (Virtual Private Network) permettant de camoufler son adresse IP. Sinon peu de temps s’écoulera avant que la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) ne vous envoie un petit courrier. ProtonVPN coûte 10€ par mois pour avoir accès à un catalogue plus large que celui de Netflix car non soumis à la guerre des plateformes. On peut maintenant résilier notre abonnement à Disney+ et OCB, car tout est là. Un point fort pour le Logiciel Libre : on peut regarder Avengers Endgame ce soir, ce qui tombe bien, on ne l’avait pas encore vu. 

Bricoleurs contre géants de la tech 

Lorsque l’on va en cours tous les jours, il est recommandé de prendre des notes. L’une des alternatives possibles à OneNote, le logiciel de Microsoft, c’est Joplin, développé par Laurent Cozic et la communauté du Logiciel Libre, et plutôt plébiscité sur la plateforme Alternative To. Première surprise à l’ouverture, c’est très joli, simple et ergonomique, avec les trois volets qui permettent d’accéder à ses notes, sur le modèle à succès de OneNote. On peut même synchroniser ses fichiers avec le cloud de son choix. Mais il manque des choses, comme la prise en charge du dessin, très pratique sur le logiciel de Microsoft. 

Dans le Logiciel Libre, « beaucoup de problèmes viennent du fait qu’il est beaucoup plus cool de développer de nouvelles fonctionnalités » tandis que « régler les petits problèmes et finaliser les fonctionnalités et les applications ce n’est pas sexy, c’est juste du travail ». Martin Wiederkher est le PDG d’Ops One, une entreprise suisse qui administre des serveurs informatiques et héberge les données de nombreux utilisateurs de Nextcloud, le logiciel libre qui se veut l’alternative parfaite à Google Drive. « Quelqu’un doit pourtant le faire et ce n’est pas le genre de choses qui sont faites par des membres du Logiciel Libre, parce que c’est moins cool. » 

De leur côté, les géants de la tech ont des techniques bien spécifiques pour fidéliser le public à leurs services. Dans un établissement comme Sciences Po Lyon, qui ne propose la retranscription de ses cours que sur Teams, le logiciel de visioconférence de Microsoft, un étudiant qui ne voudrait pas avoir recours à ce logiciel propriétaire n’aurait pas vraiment d’alternatives. « Teams on l’a choisi au premier confinement dû à la pandémie de Covid-19. Le premier confinement nous est tombé dessus et il a fallu trouver une solution très vite, si possible pas trop chère », explique Jean-Michel Ejengele, le chef du service informatique de l’institut d’études politiques lyonnais, « Avec Microsoft on ne paye presque rien à l’année. Microsoft a créé de bons contrats pour l’enseignement supérieur. Une entreprise qui voudrait faire la même chose paieraient 7 à 8 fois plus cher. » Le but de cette démarche de la part du géant américain de l’informatique ? Avec la suite Office 365 viennent Word, Excel et toute une suite bureautique que les étudiants prennent l’habitude d’utiliser. « Les étudiants apprennent dessus et on leur fournit le logiciel », poursuit Jean-Michel Ejengele, « Quand ils se retrouveront plus tard dans les entreprises ils continueront à utiliser la suite Office par habitude sauf que là ils ne paieront pas le même prix que nous. À ce moment-là Microsoft ne fera pas de cadeaux. Le ver est dans le fruit comme on dit. »

L’impossible prosélytisme 

Ce qui marque pendant cette semaine passée avec le Logiciel Libre, c’est un sentiment de solitude assez marqué. On traîne bien son ou sa petite amie sur quelques applications de messagerie, on force quelques collègues à passer sur Signal, mais tout le monde ne va pas se convertir au Logiciel Libre et un réseau social libre sans personne à qui parler ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Dans les conversations, on passe un peu pour le geek bizarre et parano, nos proches rigolent gentiment et retournent s’échanger des photos sur Instagram, loin de nos yeux et de nos oreilles.

« C’est ça la difficulté aujourd’hui avec le Logiciel Libre. Comme tout le monde a été formaté à travailler sur autre chose, ça demanderait d’envoyer tout le monde en formation. Et même dans ce cas-là, les gens vont être frustrés et passer plus de temps à comparer le logiciel qu’ils avaient avant au nouveau logiciel libre plutôt que d’apprendre une autre manière de faire. » Jean-Michel Ejengele a adopté une attitude douce vis-à-vis des utilisateurs. « On mets les outils à disposition des utilisateurs, on les installe sur nos machines, pour que l’utilisateur, s’il le veut, puisse les utiliser, mais on ne force pas les gens. » Même si on convainc son entourage que le Logiciel Libre est mieux pour eux, changer ses habitudes est très difficile. 

Que garde-t-on de cette semaine ? On n’arrivera pas à se défaire de Google Drive, car tous nos camarades travaillent dessus, Messenger parce que tous les copains y sont. Pour autant, on ne reprend pas toutes nos vieilles habitudes. Google Play Store nous suggère de réinstaller Tik Tok ou Snapchat : sans façon, aucun manque de ce côté-là, au contraire un sentiment de s’être libéré du temps. En revanche, on continuera à utiliser PopCorn Time sans hésitation. Les mails et la messagerie sécurisée avec Proton également et Firefox bien sûr et tous ceux qui constituent des alternatives meilleures que les logiciels propriétaires que l’on utilisait auparavant. 

Les GAFAM, les géants du Web que sont Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, sont plus puissants que jamais et pourtant, la philosophie du Logiciel Libre progresse toujours dans la société, avec un autre palier franchi depuis le début de la pandémie. « C’est horrible à dire, mais toutes les crises, ça nous rapporte des gens », conclut Kinou. 

Cet article a été réalisé dans le cadre d’une immersion en ligne qui s’est tenue du 15 au 26 février 2021. Des relectures ont été réalisées du 1 au 5 mai 2021. Cet écart important incite à considérer avec précaution certaines informations qui ont pu ainsi évoluer entre temps. La rédaction de l’Écornifleur a fait le choix de ne pas inscrire le nom des différents auteurs ou autrices des articles. L’un de ceux-ci porte sur le cyber-harcèlement et la tenue de propos de nature criminelle sur un forum en ligne. Il nous semblait fondamental de pouvoir le publier en toute liberté, sans crainte d’être individuellement la cible de quelconque harcèlement en ligne.