Le 22 janvier 2021, la communauté Reddit de « WallStreetBets » décide d’acheter en masse des actions de GameStop, chaîne américaine de magasins de jeux vidéo. Les gains sont colossaux et certains fonds spéculatifs perdent plusieurs milliards. En France, cette affaire a attiré des boursicoteurs plus ou moins amateurs. Ils s’organisent, veulent recruter et restent attentifs aux cours financiers. Dix jours d’immersion dans une communauté hétérogène en pleine formation.

« J’ai raté l’ouverture de la bourse, comme un con, j’ai pas les réflexes et les mécanismes ! M’enfin, je n’ai pas perdu d’argent, j’ai gagné 40 euros ! », s’exclame David*, entre deux rires. David est ce qu’on appelle un « boursicoteur », il avait acheté des actions GameStop en janvier et il attendait depuis plusieurs jours le bon moment pour les revendre. S’il a quelques minutes de retard pour répondre, c’est bien parce qu’il avait une urgence boursière à régler ce jeudi 25 février, quand l’action de GameStop est repartie à la hausse. Ces 40 euros sont inespérés, tant il pensait qu’il allait perdre pour de bon ses mises initiales.

La bannière du groupe Facebook reprend celle du forum principal WallStreetBets où l’on voit ce personnage et le panneau de la rue de Wall Street à New York aux États-Unis, sur fond d’Arc de Triomphe parisien. L’avatar est repris par un certain nombre de modérateurs et de membres. Capture d’écran via Facebook.

Quelques minutes auparavant, un membre du groupe WallStreetBets France sur Reddit, prévenait d’une « préouverture de fou » pour GME (GameStop). David a réagi, voyant là une opportunité de se refaire. Les deux membres échangent et commentent l’opportunité d’une revente de ces actions. Dans ce groupe « WallStreetBets France », on se coordonne, on échange des conseils, on se donne des informations financières, on analyse des cours d’entreprises. Le forum Discord réunit désormais plus de 550 membres et le groupe Facebook en compte plus de 1 280. Mais avec qui échangeons-nous ? Des néophytes comme David, il y en a beaucoup dans ce groupe Facebook créé le 29 janvier dernier. Si le groupe comptait 700 inscrits au 15 février, sont-ils tous au même niveau d’engagement au sein de la finance ? Que cherchent-ils dans ce groupe ? Nous l’avons intégré pour en comprendre son fonctionnement. Et au terme de dix jours d’immersion, on semble bien loin de côtoyer des requins de la finance.

Un forum mondial créé en 2012… et en plein essor avec le Covid

Cette nouvelle communauté repose pourtant sur une base solide : celle du forum Reddit « WallStreetBets », créé en 2012, et qui compte plus de 9 millions de membres aujourd’hui. Reddit est un site communautaire permettant de partager des liens, de les commenter, et s’organise en forums traitant de tous les sujets possibles. Le groupe était peu actif, mais s’est réveillé notamment lors des confinements dans le monde à partir de mars-avril 2020 avec la pandémie de Covid-19. Judson* a commencé à « trader pendant le premier confinement où tous [ses] projets étaient en pause », et explique avoir acheté des actions de deux sociétés états-uniennes, « les deux ont fait faillites », dit-il. Son explication sur ce raté : « ne pas avoir su prendre des informations » sur ces entreprises, il a perdu 23 000 €. Pourtant, cet échec ne l’a pas démotivé, et il rejoint des groupes de boursicoteurs sur les réseaux « pour s’informer, se former, voir les tendances pour ne plus se planter ! ». L’un de ces groupes, c’est WallStreetBets, vu qu’il « achète [ses] actions sur le marché américain », car « il y a plus de mouvement chez eux ».

« WallStreetBets » est un SubReddit, c’est-à-dire une page spécifique sur le site Reddit, un site web qui fonctionne par communautés et s’alimente par un partage de signets que chacun peut publier, commenter, mettre en valeur, etc. Et depuis quelques semaines, quelque chose se préparait sur WallStreetBets. Le 22 janvier, l’action de GameStop, une entreprise nord-américaine de boutiques de jeux vidéo, explose. Le forum « WallStreetBets » s’emballe car la manœuvre de « Pump » vient de fonctionner. Dans le même temps, des « Hedge Funds » des fonds d’investissement spéculatifs, parient à la baisse. Il ne manque plus que quelques heures pour que s’amorce la phase de « Dump ». Le « Pump & Dump », en plein essor avec les cryptomonnaies, est qualifiée par certains comme une technique de manipulation des marchés financiers, et consiste à s’organiser dans l’objectif d’induire en erreur les investisseurs qui possèdent des actifs et qui assistent en quelques instants à une fluctuation soudaine du cours de l’action.

La courbe du niveau de l’action de GameStop-GME s’est envolée à la fin du mois de janvier jusqu’à atteindre 350 $ avant de redescendre subitement. À partir du 24 février, l’action est repartie à la hausse. Au 2 mai, le cours se situe à 173,59 $.
© L’Ecornifleur, via les données de Yahoo!finance

Or, c’est tout l’inverse d’une baisse qui s’est passé : l’action est montée, et certains boursicoteurs ont vu leur mise exploser. Car l’action qui était encore à 17,25 $ début janvier 2021 est montée jusqu’à 347,51 $ le 27 janvier, soit une augmentation de 1 900 % ! Les Hedge Funds ont alors perdu beaucoup d’argent. Melvin Capital, l’un de ces Hedge Funds, a dû renflouer ses caisses à hauteur de 2,75 milliards de dollars pour éviter la faillite. Si le niveau de l’action est retombé en moins d’une semaine, il a de nouveau connu une augmentation à partir du 24 février. Au moment d’écrire ces lignes, le cours se situe à 173,59 $.

Cédric Jouinot, qui a par le passé travaillé en « multigestion de Hedge Funds », publie quotidiennement des analyses graphiques pour « vulgariser au maximum le langage financier pour qu’il soit accessible à tous ». Nous le remercions, une mise à jour sur le vocabulaire financier s’imposait. Il est le cofondateur du groupe Facebook « WallStreetBets France » et il n’a acheté « que deux actions lorsqu’elles étaient aux alentours de 300 $ ». Il dit avoir enregistré des pertes car il voulait les garder « coûte que coûte pour la beauté du geste ».

Cette hausse spectaculaire est reprise dans toute la sphère médiatique financière. Cédric Jouinot se rapproche de Théo** qui avait déjà créé un groupe sur Reddit et sur Discord. Cédric Jouinot constate qu’ils avaient « exactement le même état d‘esprit » et ils ont alors « décidé de mettre [leurs] forces en commun » dit-il. WallStreetBets France, c’est désormais un groupe Facebook, un SubReddit, un Discord, et même un site internet.

Les nouveaux boursicoteurs de 2021

Sur ce groupe, les profils semblent plutôt différents. On discute aisément, et nous nous apercevons que rares sont ceux qui travaillent dans la finance. On a plutôt affaire à des boursicoteurs amateurs, avec parfois des activités professionnelles proches des milieux financiers, parfois des activités toutes autres. Nous avons pu parler avec des membres de 22 ans, 30 ans ou 60 ans.. Nous nous étonnons tout de même d’une chose, même si les pseudos peuvent parfois brouiller les pistes : très peu de femme ne semble avoir rejoint ce milieu. « Il y en a pas beaucoup en effet. C’est un truc de mec, on dirait…», réagit David.

Théo a 22 ans et il est ingénieur informatique en banque d’affaires. La finance est pour lui un centre d’intérêt « sur [ses] heures perdues ». Ça fait plus d’un an qu’il est sur le SubReddit WallStreetBets, mais il confesse ne pas y avoir été très assidu. Il raconte à propos de GameStop : « j’étais assez sceptique au début, comme ça n’est jamais arrivé… » et il explique alors n’avoir rien investi « à ce moment-là, parce que je pensais que ça allait vraiment faire un flop ». Il ne croyait pas au projet de « contrer les Hedge Funds, et pendant assez longtemps ». Il raconte s’être intéressé à la finance en voyant Le Loup de Wall Street (film réalisé en 2013 par Martin Scorsese), et commence à boursicoter avec les moyens qu’il avait à l’époque, « c’est-à-dire, pas grand-chose ». Il achète du Bitcoin, une cryptomonnaie, « parce que c’était le plus simple en étant mineur ». Il teste, il apprend, il achète des actions « un peu banales » comme Apple. Il explique que l’année dernière, en misant 1 000 euros, il est parvenu à se faire 5 000 euros.

Ben* est un des autres modérateurs du groupe, c’est un ami de Théo. Il poursuit un cursus en finance, marketing et stratégie dans une école de commerce parisienne. Lui n’a pas pris d’action sur GameStop et explique qu’il n’a pas misé depuis 2 ou 3 ans : « j’ai pu le faire pour m’amuser mais pas dans l’objectif de créer un capital, plus pour tester ce que je connaissais ». « L’action menée peut m’inspirer pour plus tard », dit-il dorénavant. Son rôle dans le groupe est de « fédérer les gens qui s’intéressent à l’investissement d’une façon générale ». Il explique que cela « passe par les projets », notamment une série de podcasts, qui ont été enregistrés les 13 et 27 février directement depuis l’un des « salons vocaux » du Discord, devenu la principale plateforme d’échanges de la communauté.

Nicolas* a eu écho de « WallStreetBets France » par un ami qui a lu un article paru dans La Voix du Nord. Son ami lui a dit : « ça m’a fait penser à toi ». Car Nicolas gère depuis avril 2020 un canal sur Telegram qui s’appelle « La Finance Autrement ». L’homme de 42 ans, qui vient du Pas-de-Calais, étudie les marchés financiers « depuis ses 20 ans ». Il réalise que dans la finance « il y a eu pas mal de dérives », notamment « avec les fonds spéculatifs ». Nicolas précise bien qu’il « fait de l’investissement et non pas du trading ». Et son crédo, c’est « d’aider les entreprises à croître quand elles sont éthiques et justes ». Il explique qu’avec certaines plus-values, il a réussi avec son ami associé à « envoyer trois tonnes de riz a une école maternelle au Burkina Faso ».

Une fois admis dans le Discord, tout utilisateur a la possibilité d’envoyer un message à un autre. Le voyant actif sur le forum, nous contactons Geoffrey Varlet, qui répond à nos questions par écrit sur le Discord. Il a  29 ans et est le « papa d’une petite fille de 5 ans ». Il travaille dans la charpente et son activité financière est plutôt centrée sur l’investissement immobilier. Il s’y intéresse depuis 6 ans, reconnaît des « débuts calamiteux » mais n’a « jamais fait de pause depuis ». Il est parvenu à développer son portefeuille en ne retirant jamais ses gains : il est passé de 2 000 euros en 2015 à 30 000 euros aujourd’hui.

« David contre Goliath » ?

Une expression revient inexorablement dans ce milieu : celle d’un combat de « David contre Goliath », où « les petits peuvent aussi manger les gros », nous écrit Judson, l’un des néo-traders interrogé en amont. Pour Thibault Laurentjoye, macro-économiste et membre des Économistes Atterrés, un groupe de réflexion sur une politique économique alternative, « on peut avoir des doutes sur la totale pertinence de ce narratif officiel ». Il explique que « dans les vingt dernières années, les marchés financiers ont gagné en complexité dans l’organisation avec en parallèle un développement d’actifs financiers ».

Un magasin de l’enseigne de jeux vidéo Micromania, à Lyon, le 19 février 2021. Micromania a été racheté en 2008 par GameStop, entreprise américaine de magasins de jeux vidéo – © L’Ecornifleur

Au sujet de GameStop, ce qui le surprend le plus, c’est notamment les quantités d’actions qui sont échangées : « à ce moment-là, on échange quand même les deux tiers de la boite », dit-il en montrant les différentes courbes sur son écran. Pour lui, « des trucs comme ça, c’était aussi des algorithmes ». Il soupçonne que dans cette histoire, « il y a au moins une bonne poignée de Hedge Funds qui se sont fait de l’argent là-dessus au passage », sans le médiatiser. Il ne faudrait pas salir la belle histoire des petits boursicoteurs qui renversent seuls les poids lourds de la finance.

Avec l’action GameStop, un autre acteur a été mentionné, c’est l’américain Robinhood, qui a été utilisé par plusieurs milliers de membres de WallStreetBets. C’est un Brocker, (un courtier, ndlr.), c’est-à-dire celui qui fait le courtage d’actions entre les sociétés et les acheteurs des actions. Son avantage : celui de l’absence de commissions et donc d’une certaine facilité pour les utilisateurs de prendre des actions sur les marchés financiers. Sur WallStreetBets France, on mentionne tantôt Fortuneo, tantôt Boursorama, des acteurs historiques. Un autre membre parle de Trade Republic : un Brocker qui est arrivé en France à la fin du mois de janvier 2021. Jean-Baptiste Kalck, responsable de l’internationalisation de Trade Republic explique que « les épargnants n’ont jamais eu autant besoin d’investir sur le long terme et d’avoir un rendement qui leur permet de faire face à leurs besoins financiers ». S’il ne souhaite pas communiquer sur le nombre de clients de la nouvelle plateforme, Jean-Baptiste Kalck admet que « le Covid a rendu le marché intéressant », parce que « les français se sont intéressés à la bourse pendant le Covid ». Mais pour lui, c’est « une lame de fond qui est durable ». Il faut le dire, plus de 1,4 millions de Français ont passé au moins un ordre d’achat en 2020 d’après le dernier tableau de bord publié par l’AMF. Jean-Baptiste Kalck défend, avec Trade Republic, un projet qui « démocratise l’accès à la bourse » : « la bourse ne doit pas être réservée aux riches ou aux traders expérimentés. Tout le monde devrait avoir accès aux investissements boursiers, facilement, à bas coût », suggère-t-il.

« Les boursicoteurs ont le vent en poupe »

Dans les groupes de WallstreetBest France, ce sont surtout les entreprises nord-américaines qui sont citées et sur lesquelles la plupart des questions portent. Les espoirs de répéter le coup de GameStop sont présents, et ne semblent possibles qu’à une échelle internationale. De ce fait, les entreprises françaises sont encore peu mentionnées. Et au niveau hexagonal, la perspective de répéter une manœuvre semblable à celle de GameStop semble encore éloignée.

Thibaut Laurentjoye apparaît optimiste envers ce groupe de boursicoteurs qui a « indéniablement le vent en poupe », pense-t-il, constitué de membres « qui ont du temps avec les confinements ». Pour l’économiste, ça ne l’étonnerait « absolument pas s’ils réussissaient un autre coup de type GameStop, parce que des entreprises qui sont parfois légitimement sous-valorisées dans le contexte actuel, il y en a ! », s’exclame-t-il. Théo, co-fondateur du groupe, se projette : « il faudrait qu’on soit assez nombreux pour pouvoir en émettre l’idée, et surtout il faudrait faire quelque chose qui ait un sens, et pas une action prise au hasard ». Pour y arriver, une armada de 20 000 boursicoteurs coordonnés serait nécessaire, selon lui. La marche est encore haute.

* La personne ne s’est présentée sous son seul prénom
** La personne intervient avec un pseudonyme et a souhaité garder l’anonymat

Les informations financières étant par nature très fluctuantes, il est utile de préciser que cette immersion et les entretiens ont été conduits du 15 au 25 février 2021. Quand cela était opportun, les chiffres ont été mis à jour et sont ceux en date du 2 mai 2021, date de dernière relecture avant publication. La rédaction de L’Écornifleur a fait le choix de ne pas inscrire le nom des différents auteurs ou autrices des articles. L’un de ceux-ci porte sur le cyber-harcèlement et la tenue de propos de nature délictuelle sur un forum en ligne. Il nous semblait fondamental de pouvoir le publier en toute liberté, sans crainte d’être individuellement la cible de quelconque harcèlement en ligne.