Fini la vieille femme maléfique condamnée au bûcher, la sorcière a plus de succès que jamais. Désormais, c’est sur les réseaux sociaux que les sorcières 2.0 discutent sortilèges et partagent leurs rituels. Une tendance protéiforme, qui révèle un besoin grandissant de retrouver du sens.
« Aujourd’hui chacun veut faire sa petite potion magique », remarque Alain Fabre, le propriétaire de la boutique ésotérique lyonnaise Shambhalla. Les clients qui se bousculent entre bâtons de sauge et gris-gris en tout genre semblent confirmer cette observation. « Je cherche à me débarrasser des énergies négatives qui m’oppressent », explique une mère de famille asthmatique. Sur les conseils du gérant, elle repart avec une pierre tourmaline noire, censée dissiper ces mauvaises ondes. Un peu plus loin, un jeune homme est en quête d’encens « sang du dragon ». Chasser les mauvais esprits ou faire revenir l’amour, ses prétendues vertus magiques seraient multiples. Alors que j’éprouve un certain attrait pour l’intangible, je suis à la fois intriguée et amusée par ces demandes plus farfelues les unes que les autres. Ici, je ne suis plus la seule « Madame Irma » qui s’extasie devant les bols chantants et les cristaux chatoyants. En déambulant dans les allées du magasin, mon regard s’attarde sur les piles de livres dédiés à la sorcellerie. Depuis quelque temps à Shambhalla, les sorcières ont le vent en poupe : « Au départ, je pensais vendre très peu de livres sur les sorcières. Maintenant, j’ai plusieurs étagères dédiées à ce sujet, car la demande est très forte », s’étonne le propriétaire. En cause, le rôle joué par Internet et les réseaux sociaux, dans le déploiement des pratiques liées à la sorcellerie. Alain Fabre ne compte plus les clientes venues lui demander conseils pour réaliser des sortilèges, après avoir lu quelques indications en ligne. Parfois les requêtes s’avèrent déroutantes, comme ces travailleuses du sexe venues acheter bougies et encens, afin de réaliser un rituel de magie destiné à attirer plus de clients.
Un phénomène viral
Désormais quelques clics suffisent pour s’initier à la sorcellerie. Pendant près de trois semaines, j’ai parcouru les forums, réseaux sociaux et autres groupes privés dédiés à des pratiques aussi intéressantes qu’étranges. Les contenus destinés aux apprenties sorcières ne manquent pas. Sur Instagram, le hashtag sorcière regroupe des milliers de publications, destinées à un jeune public curieux de s’essayer à la cartomancie ou à la création de spell jar [fiole magique, ndlr]. Quant au hashtag WitchTok, il comptabilise près de 10 millions de vues sur la plateforme Tik Tok : « Il y a beaucoup de sorcières sur Tik Tok qui partagent leurs expériences et leurs astuces dans des vidéos très courtes. C’est très pratique car ça permet de trouver plus facilement une branche qui nous plaît », explique Lucie D., apprentie sorcière depuis trois ans. Mais si Internet a démocratisé la sorcellerie, la jeune femme reste prudente quant à la qualité de l’information disponible. Même constat pour Mayday Eblé, la créatrice du compte Instagram Sorcière Bien aimée « Il y a beaucoup de désinformation, ce qui contribue à la décrédibilisation ». Sur Internet, l’ancienne étudiante en sociologie fait preuve d’une certaine méfiance : « il y a vraiment de tout, il faut être vigilant et rester critique, même envers soi-même ».
Si les contenus en ligne s’accumulent, la sorcellerie conserve pourtant des contours flous et des pratiques hétérogènes. Encore plus car elle est souvent associée à l’ésotérisme, rassemblant de nombreux domaines, allant de la divination à la médiumnité, en passant par l’astrologie. Un mot magique converti en segment économique porteur, notamment pour les éditeurs. « Le secteur des livres de religion et d’ésotérisme représente un marché de 42 millions d’euros », rapportait en 2017 le Syndicat national de l’édition, qui soulignait également la forte porosité entre spiritualité, ésotérisme et développement personnel. Désormais, ces livres ne sont plus réservés aux seules librairies spécialisées et aux lecteurs aguerris. En 2019, l’Observatoire de la librairie enregistrait une augmentation de 10,5% des ventes de livres ésotériques. La même année se hissait dans le Top 10 des livres les plus vendus, toute catégories confondues, l’essai de Mona Chollet intitulé Sorcière : la puissance invaincue des femmes. Un ouvrage résolument féministe, dans lequel la journaliste revient sur les représentations actuelles de la sorcière dans l’imaginaire collectif.
Pourtant, les sorcières n’ont pas toujours suscité un tel enthousiasme. Principalement à la fin du Moyen-Age et durant la Renaissance, elles ont été violemment persécutées pour leur défiance supposée envers l’ordre social. Au cours de ces chasses à l’obscurantisme marquées par la misogynie, plusieurs dizaines de milliers de femmes ont été torturées, violées et exécutées. Quelques siècles plus tard, la figure de la sorcière a été ressuscitée par certains mouvements féministes, notamment aux Etats-Unis. Elle est devenue une icône subversive, symbole de puissance féminine et d’émancipation vis-à-vis des normes patriarcales. Engagées, les sorcières défilent désormais dans les rues pour appuyer certaines luttes politiques. Elles se sont même réunies pour jeter des sorts à Donald Trump et pour soutenir le mouvement Black Lives Matter. En France, au cours des manifestations féministes, on peut parfois lire sur certaines pancartes : « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler ».
Si la jeune génération s’est réappropriée la figure de la sorcière, c’est aussi parce qu’elle a été remise au goût du jour. Sous le feu des projecteurs, on la retrouve à l’écran dans les années 1990 avec la série Charmed, puis au cœur du succès mondial Harry Potter. Plus récemment, c’est la série Destin : la saga Winx, sortie sur la plateforme Netflix, qui a rencontré un certain succès. Adieu nez crochu et visage démoniaque, la sorcière a rajeuni pour adopter une allure plus édulcorée. Mais si la sorcière plaît autant, c’est également parce que son univers constitue une porte d’entrée vers une forme de spiritualité, en lien avec le concept de « féminin sacré ». Il s’agirait de créer de nouveaux rapports plus apaisés et conscients avec son intériorité et son environnement : « Être une sorcière me permet de me reconnecter à mon intuition, de m’affirmer et donc de prendre confiance en moi. Il s’agit d’insuffler de l’amour à soi-même et autour de soi », confie Jade Provvidenza, la créatrice du compte Instagram Sorcière urbaine.
« Coming-out ésotérique »
Loin du stéréotype de la sorcière tapie au fond des bois, cette trentenaire qui se décrit comme une « sorcière moderne », assume pleinement vivre dans un appartement en ville et regarder Netflix. Grâce au réseau social Instagram, elle a fait de sa passion pour la tarologie son activité professionnelle à plein temps. Sur son compte suivi par plus de 3 400 personnes, elle poste tous les jours des tirages de cartes et des conseils pratiques. Depuis quelques mois, elle propose également des formations à la tarologie, ainsi que des tirages à distance, à partir de quinze euros : « Même si c’est dans le domaine spirituel, on ne vit pas d’amour et d’eau fraiche, c’est une entreprise à faire tourner », explique la jeune femme. Si pour le moment, elle n’a en moyenne que cinq rendez-vous par semaine, pas question pour elle d’arrêter. « Dans mon ancien travail de veilleuse pour les entreprises, je n’étais pas épanouie, tandis que maintenant je travaille des heures et des heures par jour, mais j’en redemanderais. » Face au succès grandissant de son compte Instagram, elle perçoit cet intérêt pour l’ésotérisme comme la réponse à un besoin d’alternative : « On nous a tellement martelé des choses sur le mental, la raison, la logique, la productivité, que finalement les gens ressentent une perte de sens. Ils se disent qu’il y a autre chose ailleurs. »
Comme Jade, elles sont nombreuses sur les réseaux sociaux à être sorties du placard à balais, en quête de cet ailleurs. « Je me suis rendue compte que la sorcellerie avait encore plus de sens pour moi qu’avant », raconte Mayday Eblé, qui a fait son « son coming-out ésotérique » en créant il y a un an son compte Instagram Sorcière bien aimée, suivi aujourd’hui par plus de 500 abonnés. Une envie qui viendrait d’une prise de conscience à l’issue d’une période difficile de sa vie : « je me suis réfugiée dans ce qui me faisait du bien ». Face aux impasses sociétales et au recul des pratiques religieuses, les croyances liées à la sorcellerie permettraient à cette nouvelle génération de trouver d’autres manières d’appréhender le monde. En échangeant avec ces jeunes femmes, je découvre que les prières et les autels de sorcière, révèlent souvent une soif de connaissances mêlée à une recherche de réconfort : « Mes pratiques de sorcière me rassurent. J’ai toujours été persuadée qu’il y avait une force supérieure qui nous regardait, mais ma famille étant athée, je n’ai jamais été éduquée à une religion. Le fait de pouvoir choisir quelque chose qui me correspond, que cela existe ou non, c’est très apaisant », reconnaît Lucie D., 21 ans, pour qui la sorcellerie se pratique au quotidien.
Dans leur quête mystique, les sorcières modernes peuvent désormais compter sur de nombreuses communautés en ligne, à l’image de Sorcière Blanche, un groupe privé Facebook comptant plus de 8000 membres. Pour l’intégrer il faut d’abord répondre à un formulaire d’adhésion. Les questions sont parfois un peu déroutantes, comme : « Qu’est-ce qui te rend si unique ? ». Malgré une réponse peu convaincante, ma demande est approuvée en quelques heures. Depuis la création du groupe en janvier 2019, les passionnées de sorcellerie y partagent photos de leurs baguettes magiques, recommandations de lithothérapie [soins par les cristaux, ndlr] et tirage de cartes. Mais sur ces groupes virtuels, celles qui se surnomment les soeurcières viennent surtout chercher des conseils pour affronter les aléas de la vie. Comme cette jeune femme qui raconte avoir perdu son travail à cause de la pandémie : « je suis à la recherche de toute aide quelque qu’elle soit, un rituel pour aider dans ma recherche de travail, un ressenti ou une intuition, si des personnes ont des dons de voyances peuvent-elles me venir en aide ? ».
Exutoire à l’angoisse ou ultime solution, la sorcellerie apparaît parfois comme une réponse à tous les maux. Pour la créatrice du groupe Sorcière Blanche il s’agit d’apporter aux membres « un éclairage sur des questions intimes, une ouverture d’esprit et de cœur, un soutien de toute sorte ». Si certaines publications prêtent à sourire, comme les demandes de désenvoûtements, d’autres laissent transparaître une certaine détresse. À l’image de cette publication dans laquelle une membre partage son sentiment de culpabilité : « J’ai eu un avortement en 2000 et je ne me pardonne pas, la douleur est toujours vive. Auriez-vous un rituel pour demander pardon à l’enfant et me pardonner moi-même ? ». Il y a aussi ce message de cette femme cherchant à tout prix un moyen d’éloigner d’elle-même et de ses enfants un compagnon violent. Dans les commentaires, pas de rituels préconisés mais de vifs encouragements à se tourner vers la justice. Pour certaines situations, il semblerait qu’il n’y ait pas de formules magiques possibles.
« Le terme sorcière est vendeur »
Source d’épanouissement et refuge durant les crises existentielles, la sorcellerie a néanmoins un prix. « C’est compliqué de se lancer dans la sorcellerie, car c’est une pratique très onéreuse au niveau des matériaux », rapporte Lucie D., la jeune sorcière lyonnaise qui se voit plutôt comme « une sorcière adepte du recyclage ». Afin de créer son autel, elle s’est tournée vers la récup’ et des articles à moindre coûts, comme des bougies achetées à IKEA. Pour d’autres sorcières en herbe, au défi de l’équipement vient s’ajouter la difficulté de se repérer dans un foisonnement de connaissances. C’est pour répondre à cette double demande que Sidonie Dovergne a décidé de lancer en octobre 2020, une « sorcière box » mensuelle. Pour 40 euros par mois, la boîte renferme plusieurs articles ésotériques thématiques, mais aussi des fiches explicatives et des tutoriels pour apprendre à faire ses propres bougies ou encore ses sels purificateurs. « Je voulais créer quelque chose de sérieux et d’utile, que les gens puissent apprendre grâce à la box. Je crois que j’ai tapé dans le mille car le concept plaît », explique la jeune auto-entrepreneuse, qui peut désormais se verser l’équivalent d’un SMIC grâce à son activité. Dernièrement, elle a atteint le record de 150 « sorcière box » vendues en un mois, principalement à des jeunes femmes qui l’ont découverte via Instagram.
Mais sur Internet, la promesse de « devenir une sorcière » alimente aussi un certain business. Au fil de cette immersion, consulter quelques comptes Instagram dédiés à la sorcellerie a suffi à faire fleurir sur mon écran quantité de publications sponsorisées et d’annonces ciblées en lien avec la sorcellerie. Des formations en ligne voient même progressivement le jour, mêlant concepts de développement personnel et pratiques éclectiques. Pouvant parfois aller jusqu’à 300 euros, pour quelques heures d’échanges vidéos, elles offriraient la possibilité aux participantes de « se reconnecter à la sorcière qui est en soi ». « Le terme sorcière est vendeur et souvent détourné », reconnaît Alain Fabre, le propriétaire de la boutique ésotérique, « par exemple, de plus en plus d’ouvrages sur le sujet sont édités, certains sont très bien faits mais d’autres c’est beaucoup de marketing ». Un vrai coup de baguette magique, pour un marché de la sorcellerie en plein essor. Pour ma part, si je n’ai pas succombé à l’appel des grimoires, j’ai tout de même déboursé une vingtaine d’euros pour un pendule divinatoire. Un nouvel objet mystique, qui à ce jour, n’a pas encore prédit l’avenir de cet engouement pour l’ésotérisme.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’une immersion en ligne qui s’est tenue du 15 au 26 février 2021. Des relectures ont été réalisées du 1 au 5 mai 2021. Cet écart important incite à considérer avec précaution certaines informations qui ont pu ainsi évoluer entre temps. La rédaction de l’Écornifleur a fait le choix de ne pas inscrire le nom des différents auteurs ou autrices des articles. L’un de ceux-ci porte sur le cyber-harcèlement et la tenue de propos de nature criminelle sur un forum en ligne. Il nous semblait fondamental de pouvoir le publier en toute liberté, sans crainte d’être individuellement la cible de quelconque harcèlement en ligne.