Franchir les portes des grandes écoles comme les Instituts d’Etudes Politiques (IEP) demeure un défi pour les jeunes issus des milieux modestes. Pour ceux qui y parviennent, l’ascension se révèle être un grand écart, entre leur milieu d’origine et celui dans lequel ils doivent faire leur place. Rencontre avec plusieurs transclasses.
« En intégrant Sciences Po Lyon, j’ai senti un décalage entre les autres étudiants et moi ». Il y a quatre ans, Mehdi* a fait sa rentrée à l’IEP. Un contraste, pour le jeune homme de 22 ans qui a toujours vécu dans un HLM à Villeurbanne. C’est là qu’il a grandi, entouré par une mère aide-soignante, décédée lorsqu’il était enfant et un père mécanicien.
Scolarisé dans un collège de réseaux d’éducation prioritaire (REP), le jeune homme fait un constat sans appel : « D’où je viens, l’échec est la règle et la réussite l’exception. Dans ma classe, peu d’élèves ont eu le Brevet ». Mais Mehdi s’est promis de réussir à tout prix « pour rendre fier mes parents et pour être fier de moi, me dire que j’ai accompli quelque chose ». Une fois au lycée, le bon élève découvre sur le tard qu’il peut bénéficier du Programme Égalité des Chances et Démocratisation de Sciences Po Lyon, préparant les élèves de Terminale au concours d’entrée.
Plafond de verre
Désormais en master d’affaires publiques, Mehdi confie : « Parfois je ressens un peu le syndrome de l’imposteur par rapport aux autres ». S’il ne s’est jamais senti exclu par les étudiants, il a la sensation de ne pas toujours être pris au sérieux. C’est en échangeant avec certains d’entre eux que Mehdi s’est rendu compte qu’ils n’avaient pas exactement les mêmes références culturelles ou la même expérience des discriminations.
« On m’a jamais dit que je n’avais pas ma place à Sciences Po parce que j’étais arabe. Mais j’ai déjà parlé du racisme que j’ai pu vivre à l’extérieur et certains m’ont répondu que je me faisais des films, que ça arrivait à tout le monde. Alors parfois je m’empêche de raconter des choses, car je me dis qu’ils ne comprendront jamais vraiment ».
Dans ces prestigieux établissements le plafond de verre est aussi économique : « En 3ème année on devait partir étudier à l’étranger. Moi je ne m’étais jamais projeté ailleurs que chez moi à Lyon, alors que les autres avaient depuis longtemps l’habitude de voyager », note Medhi.
Une surreprésentation des catégories sociales les plus aisées
Dans les grandes écoles françaises, deux tiers des étudiants sont issus de catégories socio-professionnelles très favorisées (cadres, chefs d’entreprises, professions intellectuelles et libérales) et moins de 10% des étudiants sont des enfants d’ouvriers ou de personnes au chômage, révèle une vaste étude publiée en janvier 2021 par l’Institut des Politiques Publiques.
Des disparités également pointées par certains transclasses ayant intégré le milieu fermé des écoles de commerce. « Pour participer aux soirées d’intégration, certains étudiants dépensaient une somme d’argent qui me paraissait folle. Je me sentais un peu frustré car je devais toujours vérifier mon compte en banque pour pouvoir y aller », raconte ainsi Praveein, à propos de l’EM Lyon.
Pour financer ses études, le jeune homme de 22 ans a dû emprunter 45 000 euros. Un dette considérable pour cet étudiant élevé en banlieue parisienne, par une mère femme de ménage et un père ouvrier, originaires du Sri-Lanka.
« Je suis rentré dans le moule »
« On vit dans le même monde mais avec différentes réalités », analyse Morad Attik, entrepreneur dans les formations dédiées aux nouvelles technologies. Il a eu une enfance heureuse dans un quartier populaire de Meaux, à l’est de Paris : « avec autour des barres d’immeubles isolés, dans un mix de problématiques rurales et urbaines ».
Dans les années 2000, il devient professeur de mathématiques, jusqu’à ce qu’il décide de créer sa propre entreprise Evolukid en 2015. De son parcours, Morad retient la capacité à « jongler d’une pratique et d’une attitude à une autre ». Car pour s’insérer dans leur nouvel environnement, les transclasses développent une grande faculté d’adaptation, au point de devenir selon Mehdi, « des caméléons ».
Praveein explique même s’être « auto-formaté » : « Je suis rentré dans le moule, car les grandes écoles représentent un monde fermé et si on n’a pas les codes de ceux qui y sont, on ne rentrera pas ».
Une plasticité d’autant plus décuplée, qu’ils sont nombreux à évoluer entre deux cultures. « Concernant mes origines algériennes, on me fait souvent remarquer cette faculté à être un pied dedans, un pied dehors », raconte Mehdi. « Je suis fier d’être Algérien, mais je ne m’en sens pas moins Français pour autant ».
« Deux fois plus d’efforts »
Loin du mythe de l’ascension sociale linéaire, les vas-et-vient des transclasses s’avèrent pluriels et complexes. Contrairement au terme transfuge de classe, ce néologisme forgé par la philosophe Chantal Jaquet souligne la diversité des formes de passage d’un milieu social à l’autre.
Si ces transits peuvent s’avérer harmonieux, ils peuvent aussi être douloureux car ils entraînent questionnements et reconfigurations identitaires. Lorsqu’il évoque son milieu social d’origine, Praveein confie avoir développé une forme d’aversion. « Je ressentais du rejet vis-à-vis de mon milieu d’origine. Les autres avaient des cadeaux d’anniversaire, pas moi. Rapidement en grandissant j’ai voulu rejoindre la classe des CSP+. J’ai bien travaillé à l’école pour m’extirper d’où je venais ».
Une obsession de la réussite scolaire, qui peut se transformer en pression : il faut travailler dur pour espérer obtenir une autre vie que celle de ses parents « mais toujours avec deux fois plus d’efforts, pour arriver au même niveau que les autres », affirme Praveein.
« Une accumulation d’inégalités »
Face à un système scolaire qui tend à perpétuer les inégalités, Nassim Larfa, diplômé de Sciences Po Paris et conseiller
dans le secteur de la cohésion sociale, a décidé d’agir. Pendant cinq ans, il a fait partie d’Ambition Campus, une association qui depuis 2007, intervient au sein des lycées conventionnés, afin d’accompagner les élèves au concours d’entrée de Sciences Po.
Ayant lui-même bénéficié de la convention d’éducation prioritaire, Nassim a endossé le rôle de Président de l’association, mais aussi celui de grand frère pour ces jeunes souvent amenés à s’auto-censurer : « Je me retrouvais en eux et dans leurs doutes ». Aujourd’hui, il pointe l’inégal accès à l’information concernant ces grandes écoles ainsi que le manque de moyens mis en œuvre pour assurer une véritable mixité sociale dans les établissements scolaires.
Et lorsqu’ existe la possibilité de remise à niveau, pour pouvoir éventuellement intégrer une grande école, elle ne s’adresse souvent qu’aux élèves de Terminale. Une aberration selon Nassim : « avant l’année du bac il y a eu 18 ans d’accumulation d’inégalités. La dernière année de lycée n’est donc que du temps additionnel ». L’ancien étudiant de Sciences Po déplore : « À ce stade, on peut sauver quelques cas, mais le match est déjà joué pour beaucoup d’élèves ».
*Le prénom a été modifié