Situé sur la rive gauche du Rhône, le quartier de la Guillotière et sa mixité sociale et culturelle font l’objet de multiples fantasmes. Les journalistes de l’Ecornifleur s’y sont baladés, à la rencontre de celles et ceux qui font la singularité du quartier.
Portrait de Mohammed, vendeur de « ‘boro » place Gabriel Péri.
« ’Boro, ‘boro, cinq euros » comme leitmotiv. Mohammed parle la langue du coin, celle de la place Gabriel Péri. L’homme de vingt-neuf ans y brade à longueur de journée des cigarettes importées. Et il n’est pas le seul à y vendre à la sauvette. Autour de lui, ils sont des dizaines d’hommes à haranguer les passants pour vendre un paquet de Marlboro à bon prix. « Les Marlboro de Belgique, cinq euros, celles d’Algérie, sept euros », explique Mohammed. Bon marché. En bureau de tabac, c’est minimum onze euros.
« Mieux que de voler »
C’est une bonne situation ça, vendeur de cigarettes place Gabriel Péri ? Pas vraiment, non. Mohammed l’avoue : « si je trouve quelque chose de mieux, je me barre direct d’ici ». Mais en attendant, c’est « mieux que rien, ou mieux que de voler ». Alors il continue à venir à Guillotière : « toujours gui, c’est le point », explique-t-il. Et ce, même après s’être fait opérer d’un kyste à la fesse une semaine auparavant. Le repos prescrit post-opération, ce sera pour une autre fois. Doudoune fermée, capuche serrée, il hausse les épaules : « on est là, tu connais ». Le loyer ne se paiera pas tout seul dans cinq jours.
Dans une bonne journée, il gagne cent euros maximum. Pas sur la place Gabriel Péri, mais les dimanches aux puces de Vaulx-en-Velin. En semaine, c’est plutôt quinze euros par jour : son bénéfice pour la vente d’une cartouche de cigarettes. « On est dans grosse galère », déplore-t-il dans un français hésitant. En une heure et demie d’entretien, ce sont beaucoup de cigarettes proposées, et seulement un paquet vendu pour Mohammed.
De temps à autre, il travaille au noir dans le bâtiment en complément. Mais rien de bien stable. Pas grand-chose à se mettre sous la dent donc, à part des cigarettes.
« Que de la merde »
En Algérie, son pays d’origine, Mohammed était soudeur ferrailleur. Mais à vingt-deux ans, il quitte son pays natal pour venir en France et y gagner plus d’argent : « En Algérie on est riche, mais la population est pauvre ». Pour 1500€, il traverse la méditerranée dans une embarcation de fortune avec huit voisins algériens, et de l’espoir. « Petit bateau, petit moteur », mais il arrive en Espagne sans encombre. S’ensuit un épisode à Toulouse, où il travaille sur les marchés avec les gitans. « J’étais bien » se souvient-il. Mais des problèmes avec une « meuf presque mariée », et quelques « mecs de là-bas » l’amènent finalement jusqu’à Lyon. La vente de cigarettes s’impose alors. Pour celui qui dit avoir « perdu » quand il a passé le bac (comprendre ici, raté), c’était le seul gagne-pain accessible.
Entre deux phrases sur son parcours, Mohammed est aux aguets. S’il a beaucoup d’amis place Gabriel Péri, il partage le terrain avec des voisins plus hostiles. « La police ils sont partout ! », s’exclame-t-il. En un an et demi à Lyon, il dit être allé dix-sept fois en garde à vue. La dernière fois, c’était mi-octobre, et ça lui a valu une convocation devant la justice en janvier 2024. À l’instar de ses collègues, la police il s’en méfie. À plusieurs reprises, la conversation s’interrompt et Mohammed regarde autour de lui pour s’assurer qu’il n’est pas en train d’être filmé, et identifié pour un reportage télévisé. Ses amis s’interrogent sur la présence d’un journaliste : « Il veut quoi lui ? » demande l’un d’entre eux. Un autre homme d’une trentaine d’années s’énerve : « C’est quoi tes questions ? C’est pas bien ça ! ».
Alors qu’il évoque sa galère et ses déboires avec la justice, il pointe du doigt des collègues au hasard : « OQTF, OQTF, OQTF ». OQTF ? « Obligation de quitter le territoire français » pour lui, et beaucoup d’autres sur décision préfectorale. « Pour aller où ! », s’exclame-t-il. Mohammed pense à l’Allemagne, la Hollande, mais surtout, il ne veut pas rester ici. « Trois ans que je suis en France, que de la merde, j’ai pas de chance », déplore-t-il.
Lorsqu’au cours de la discussion une camionnette de police arrive en trombe par les voies de tramway pour embarquer deux collègues, les paquets de Marlboro disparaissent vite dans les poches de Mohammed. L’échange reprendra dans la rue voisine.
Place Gabriel Péri, on joue au chat et à la souris. À 29 ans, Mohammed ne veut plus jouer : « je veux régler ma situation, en France c’est mort » soupire-t-il, avant de reprendre sa partition « ‘boro, ‘boro, cinq euros ».
Paul Poirot