Alors que le soleil se couche sur Fourvière, l’Ecornifleur vous embarque dans le monde de la nuit auprès des noctambules et travailleurs de l’ombre.
A Gerland, la situation des travailleuses du sexe se précarise. Depuis un arrêté préfectoral en mai 2023 visant à lutter contre la prostitution, elles déplorent une politique répressive et aspirent à plus de liberté dans l’exercice de leur travail.
Un mardi soir de décembre, à l’intersection de la rue Jean Bouin et de l’allée Pierre de Coubertin, la musique de l’application de langue Duolingo et des conversations en espagnol résonnent dans les camionnettes de prostituées. À 22 heures, les clients sont encore rares à Gerland, alors les travailleuses du sexe passent le temps. Souvent d’origines étrangères, elles y pratiquent leur français, discutent au téléphone ou entre elles.
Depuis le 3 mai 2023, et un arrêté préfectoral “d’interdiction de stationnement de tout véhicule dans lequel s’exerce une activité de prostitution”, la situation s’est compliquée pour les travailleuses du sexe de Gerland. En prévision de l’arrivée de la Coupe du Monde de rugby en septembre dernier dans le quartier, elles ont été sommées par la préfecture du Rhône de quitter les lieux. Malgré leur retour progressif depuis la fin de l’évènement sportif, les rondes de la police ne facilitent pas leur travail, au contraire.
Précarité, insécurité, illégalité
Par la fenêtre de sa camionnette rouge, l’une d’entre elles – qui préfère rester anonyme – le répète comme une ponctuation : “c’est calme”. 23 heures, déjà 4h30 sur place, et elle n’a gagné que vingt euros. “Une petite pipe” précise-t-elle. Elle travaille depuis maintenant un an à Gerland, afin de subvenir au besoin de sa famille en Espagne. Lorsqu’elle a été chassée de son lieu de travail en mai dernier, elle est retournée “en Espagne, à la maison, s’occuper de la mama et de [sa] famille”. Le “calme” qu’elle évoque affecte son portefeuille, mais aussi la santé de sa mère, dont elle a la charge.
Elle aimerait pouvoir travailler tranquillement, mais les rondes de police font fuir les clients, et diminuent l’activité sur place. Lorsqu’elle contacte la police en cas d’agressions, elle n’intervient jamais.
Quelques camionnettes plus loin, même son de cloche. Patricia, 26 ans, d’origine espagnole également, déplore l’action de la police qui précarise les travailleuses du sexe, sans pour autant chercher à les protéger. Sur le pare-brise de sa camionnette, l’impact d’un jet de pierre témoigne de la violence dont elles peuvent être victimes. Elle évoque notamment les “bambinos”, des mineurs particulièrement violents les week-ends qui caillassent les camionnettes lorsqu’on leur refuse une prestation. Pour Patricia, “Gerland c’est fini” : leur précarité nourrit leur insécurité dans un cercle vicieux.
Pourtant, ce mardi soir, peu après 22 heures, le flot de voitures est continu autour de la plaine des jeux. La quarantenaire espagnole leur adresse de temps à autre des gestes de la main en guise d’invitation. Des hommes, uniquement, scrutent depuis leur siège les dizaines de camionnettes cabossées. Leurs phares balayent l’obscurité à la recherche d’une partenaire éphémère. S’y retrouvent le cinquantenaire au volant de son SUV, et le sans-abri qui négocie la passe à la fenêtre des prostituées. Plaine des jeux, les clients se suivent, et ne se ressemblent pas. Mais ils encourent tous 1500 euros d’amende pour recours aux services de prostituées.
Vers “l’otra vida” ?
L’éviction progressive des prostituées en dehors de Lyon est un sujet de longue date. Ces dernières décennies, la Mairie de Gérard Collomb usait des arrêtés anti-stationnement pour les repousser en dehors du centre-ville. Progressivement, Gerland est devenu le quartier de référence des travailleuses du sexe. Mais là aussi, le bon voisinage n’est pas un acquis : en 2022 se constituait le collectif “Parents responsables” opposé à l’établissement des camionnettes de prostituées dans le quartier de la plaine des jeux. Leur pétition “protégeons nos enfants“, signée près de 3400 fois, met en lumière la proximité des travailleuses du sexe et des terrains où s’entraînent des équipes de sports amateurs.
Depuis l’arrivée des écologistes à la mairie de Lyon, on prône l’apaisement des relations entre riverains et travailleuses du sexe. En décembre 2022, le conseil municipal votait une subvention de 35 000 euros en faveur de l’association de soutiens aux travailleuses du sexe Cabiria, afin d’opérer une médiation sur le terrain. Le collectif organise des tournées nocturnes auprès des travailleuses du sexe afin d’échanger quelques mots, partager un café, et les guider pour celles qui le souhaitent vers une sortie de la prostitution. Pour la plupart des “filles de Gerland”, le travail du sexe est un job alimentaire.
Jessica, 28 ans, d’origine nigériane explique être soutenue dans ses procédures administratives par une avocate mandatée par Cabiria. Pour elle, l’obtention de papiers serait l’occasion de sortir de deux ans de prostitution, et de sa situation qu’elle estime “compliquée”. Patricia rêve quant à elle d’une “otra vida : famille, mariée, maison tranquille”. Partir aussi, “en Suisse, ou en Allemagne”.
Paul Poirot