« Faites du bruit ! » (6/6). Crier, chuchoter, performer, scander, chanter : rencontre avec celles et ceux qui partagent la hantise du silence. Carlo Colombo a consacré quarante ans de sa vie à l’Orchestre Symphonique de Lyon. Soliste, professeur et « ressusciteur » de partitions oubliées, le maître du basson annonce cette année qu’il part à la retraite. À 64 ans, cette figure du classique laisse derrière elle un héritage d’inspiration et offre une ultime représentation à son image, « éclectique, virtuose et magistrale ».
« Je n’ai jamais eu l’impression de travailler », explique Carlo Colombo entre deux gorgées de thé citron. La musique c’est toute sa vie. « Mon papa écoutait tout le temps de la musique classique lorsqu’il travaillait, j’ai été bercé par cela toute mon enfance. » Ce matin, il choisit comme lieu de rendez-vous le café NoZe qu’il connaît bien, face à l’entrée des artistes. Les portes de l’opéra, il les a passées des milliers de fois. Derrière un large sourire, c’est avec émotion qu’il évoque son départ de la scène musicale pour une retraite bien méritée.
Né à Padoue en Italie, il découvre le basson par hasard, après qu’on lui ait conseillé cet instrument grave en remplacement du violoncelle, car selon les professeurs, commencer à 13 ans, c’était trop tard. « J’avais déjà entendu le son du basson, mais j’ignorais tout de sa forme et de ses caractéristiques », raconte-t-il. Pourtant, cet instrument singulier va devenir entre ses mains un fidèle compagnon de route, qu’il emmènera partout à travers le monde.
Formé en Italie sous la direction d’Evandro Dall’Oca, Carlo Colombo s’imprègne très tôt de l’exigence artistique de son mentor, qui le marque durablement. « Son premier professeur, on ne l’oublie jamais », souligne-t-il. C’est lui qui lui a donné l’amour de l’instrument, de la musique et de l’orchestre. Plus tard, il perfectionne son jeu auprès de Roger Birnstingl et obtient, en 1984, le premier prix du concours international de Genève, un moment décisif qui lui ouvre les portes d’une carrière de soliste. Il rejoint l’Orchestre de la Suisse Romande, l’Ensemble I Solisti Veneti, puis l’Orchestra del Teatro alla Scala de Milan et l’Orchestre de Paris. En parallèle, il rentre dès sa création, dans l’Orchestre Symphonique de Lyon en 1983 sous la direction de John Eliot Gardiner.
L’art de transmettre
Carlo Colombo raconte avoir hésité à débuter une carrière professionnelle. « Je me demandais si ça allait marcher pour moi », confie-t-il. Intégrant un orchestre à seulement 17 ans et soutenu par ses parents, il délaisse finalement les maths et la géographie pour les partitions. Le bassoniste compare souvent le métier de musicien à la carrière d’un sportif : « Parfois on travaille des années pour quelques secondes de scène, c’est ce combat avec la perfection qu’il faut savoir gérer. »
L’artiste s’est aussi imposé comme un pédagogue apprécié, enseignant dans des institutions prestigieuses comme le Conservatoire de Lausanne, ainsi que dans des universités américaines telles qu’Indiana University Bloomington et Oberlin College ; tout en restant attaché au Conservatoire national de supérieur de musique de Lyon depuis 2002. Il a pu aborder la musique différemment dans chaque pays. « En Italie, on chante les phrases, tandis qu’en Allemagne, on privilégie la neutralité », explique-t-il. Ce sont ces diverses expériences culturelles qui ont enrichi sa vision de la musique et ont façonné le musicien qu’il est aujourd’hui.
« J’adore faire le rat de bibliothèque »
Soucieux de transmettre son savoir, il a su trouver l’équilibre entre exigence et souplesse. « Il faut chercher le bonheur, être passionné et avoir l’envie de travailler sans exclure tout le reste. » Carlo Colombo évoque en riant son souvenir de la méthode à la russe vécue : « Si l’élève ressort du cours et qu’il n’a pas pleuré alors ça n’a pas été un bon cours. » Avec une carrière française débutée dans les années 1980, il a été témoin de l’évolution du métier de musicien classique. En France, l’instauration du statut d’intermittent qui n’existait pas à l’époque où il a débuté, facilite l’intégration de nombreux jeunes dans le milieu musical, une chance que ce perfectionniste encourage à saisir pleinement.
Au-delà de son parcours, le musicien se distingue par son infatigable recherche. En véritable collectionneur de partitions rares et oubliées pour basson, il a fouillé les archives de l’Opéra de Milan, de Paris, ou encore les malles des antiquaires pour dénicher des trésors du XVIIIe et XIXe siècles. Les partitions étant anciennes, il fallait mettre des gants. « Peut-être est-ce parce que je viens d’une famille de scientifiques, mais j’adore faire le rat de bibliothèque », s’amuse-t-il. Parmi ses découvertes figurent des fantaisies et des paraphrases d’opéras qu’il a éditées, permettant ainsi de redonner vie à des œuvres méconnues et de les rendre accessibles au public moderne.
« J’ai plein de jolis moments que je porterai dans mon cœur, j’ai de la chance ! »
C’est avec nostalgie qu’il évoque les bons moments qui ont rythmé son parcours, mentionnant l’immersion dans le son de l’orchestre comme une expérience sensorielle incroyable. S’il a beaucoup apprécié les concerts symphoniques où la musique est au centre et « les égos plus flattés », il retient surtout les spectacles d’opéra réussis. « C’est une autre dimension : la musique extraordinaire, la mise en scène lucide, les chanteurs formidables… tout forme un ensemble harmonieux qui dépasse le simple concert. » Carlo Colombo cite le compositeur Castil-Blaze qui disait que « Les bassons dans un concert sont comme les violettes dans les bois : on ne les aperçoit pas forcément, mais on en entend le parfum. »
Curieux et passionné, il raconte que ses goûts musicaux vont par périodes. « Parfois j’ai une période Schubert, une période Mozart, une période Strauss, et je n’écoute que ça jusqu’à ce que ma famille me dise “change, on n’en peut plus !” », s’amuse-t-il.
Alors qu’il s’apprête à quitter l’orchestre, Carlo Colombo ne cache pas une certaine tristesse. « L’orchestre va me manquer, évidemment », confie-t-il. « Je vais continuer la musique, mais ce sera seul, dans ma chambre. »