Situé sur la rive gauche du Rhône, le quartier de la Guillotière et sa mixité sociale et culturelle font l’objet de multiples fantasmes. Les journalistes de l’Écornifleur s’y sont baladés, à la rencontre de celles et ceux qui font la singularité du quartier.
À 81 ans, Armand Bahadourian est toujours le gérant du magasin familial, véritable institution de l’alimentaire dans le quartier de la Guillotière.
La retraite ? « Je préfère ne pas y penser », affirme Armand Bahadourian en replaçant un pot de pâte de curry dans un rayon. À quatre-vingt-un ans, le Lyonnais d’origine arménienne est à la tête de deux magasins et d’un restaurant spécialisé dans les « produits du monde ».
Du lundi au samedi, sa journée démarre à 6 heures. « Tous les matins je vais au magasin. » Il s’arrête en route boire un café rue Jean Larrivé, au bouchon Chez Elie Henry. Puis il vient « faire son tour » : vérifier la tenue des magasins avec les responsables, l’état des commandes, les cuisines… « Avant la période des fêtes je viens toute la journée, car il y a beaucoup de travail. » En ce mois de novembre, le rush a déjà commencé. « Hier, j’ai rangé une douzaine de palettes de produits de Noël. » L’après-midi, Armand Bahadourian se repose chez lui, ses magasins et sa marque toujours dans un coin de la tête.
Le commerce « dans le sang »
C’est avec son père, Djebraïl Bahadourian, qu’Armand a acquis le sens du commerce. « Il avait ça dans le sang », se souvient-il, « Il nous répétait sans cesse qu’il ne faut jamais dire “ il n’y a pas ” , à un client ». Son père préférait leur proposer de revenir le lendemain. « Il commandait le produit demandé et élargissait ainsi ses gammes au fur et à mesure », explique le commerçant.
Djebraïl Bahadourian a initié ce petit empire en 1929, après avoir fui le génocide arménien. À l’époque, il commence avec une simple boutique rue Villeroy, au cœur du quartier populaire et cosmopolite de la Guillotière. Il se spécialise alors dans la vente en gros de produits arméniens et orientaux, avant de répondre à la demande d’immigrés grecs et italiens. « Le magasin ne faisait que soixante mètres carrés, il n’y avait que deux vitrines », raconte Armand Bahadourian.
Le père, puis le fils, ont peu à peu acquis les maisons et boutiques à côté. « On a investi chaque sou gagné. Aujourd’hui, le magasin fait le tour du pâté de maisons : rues Villeroy, Marignan, Moncey et rue de l’Épée. » L’établissement est une véritable institution. « Les caves font 1000m2 ! On fait tout visiter pour les journées du patrimoine, et ça a beaucoup de succès », confie le commerçant.
C’est que la boutique est renommée. En est témoin la place devant le magasin, renommé Djebraïl-Bahadourian depuis 2003. On y trouve de tout, des feuilles de vigne farcies libanaises, fraîches ou en boîte, à la marmelade anglaise, en passant par la pâte de piment asiatique. « Si un client vient chercher un produit ici, c’est qu’il n’a pas trouvé ailleurs », résume le patron.
Mais ce qu’on remarque – et qu’on sent – avant tout, ce sont les épices. En vrac, en sachet de 100g, 200g, 1kg… toutes les saveurs sont représentées. « On doit avoir 98 % des épices du monde », estime celui qui a aussi fourni Paul Bocuse pour ses restaurants dans les années 1990. « Il venait le matin pour sentir les épices, ça lui donnait de l’inspiration pour “ mettre du soleil dans les cuisines ”… en plus du beurre et de la crème. » C’est par exemple Paul Bocuse qui a fait acheter à Armand Bahadourian la marque de pâtes italiennes De Cecco, qu’il fait aujourd’hui venir par containers entiers. « Il faut du stock. Je me sens vexé si un client a traversé tout Lyon pour un produit et qu’il n’y en a plus », admet-il.
Une histoire de famille
Dès ses seize ans et le certificat d’études en poche, Armand Bahadourian remplace sa mère à la boutique, tandis que son frère, Arthur, aide leur père pour la vente en gros.
La tradition familiale se perpétue avec les propres filles d’Armand, Sandrine et Patricia, qui ont toutes deux participé à l’expansion de la marque et de la boutique en ligne. Les deux fils de Patricia, Alexis et Raphy, marchent eux aussi dans les pas de leur arrière-grand-père. Dans leur projet d’études, ils ont travaillé sur la mise sous-vide de spécialités, comme le houmous et le caviar d’aubergines. À la grande fierté d’Armand : sa marque et ses magasins sont sa principale motivation.
Malgré son âge, il circule encore entre les rayons avec aisance, se penchant sur chaque produit pour en raconter l’origine avec passion : poivre à queue de Madagascar, savons d’Alep, citrons séchés de Sicile… Pas un mot hésitant, ni un pas de travers. Sa forme exceptionnelle, il l’explique par vingt ans de pratique du judo. S’il avait le niveau, il n’a jamais passé la ceinture noire pour autant : les entraînements se déroulaient le samedi. « Mon père m’aurait massacré si j’avais quitté le magasin ces journées-là », raconte-t-il d’un regard malicieux. « Au sens littéral du terme. »
Agathe Mourey