Alors qu’en France la précarité alimentaire s’aggrave, Nicolas Bricas, expert en socio-économie des systèmes alimentaires, plaide pour la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Inspirée du modèle de la Sécurité sociale, cette alternative vise à garantir un accès universel à une alimentation choisie et durable de façon démocratique. Il détaille les enjeux et les freins de ce projet.

Propos recueillis par Agathe Carrier. Cet entretien a été réalisé en visioconférence.

Nicolas Bricas, chercheur au CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), lors d’une conférence à Lyon. Photo Nicolas Bricas

Qu’est-ce que la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) ?

Aujourd’hui, il y a un projet de loi en cours qui est porté par le député (les écologistes) Charles Fournier pour encadrer et généraliser l’expérimentation de la SSA. L’idée est d’ajouter une branche alimentation à la Sécurité sociale de santé qui existe depuis l’après-guerre et qui a été créée collectivement par les travailleurs. Très concrètement, ça veut dire mettre en place une cotisation obligatoire qui dépendrait du niveau de revenu de chaque travailleur. Les gens riches cotiseraient plus que les gens pauvres. Mais tout le monde, sans exception, y aurait accès. Il y a vraiment une idée d’universalité. Chaque mois, les français accèderaient à une somme d’argent, on parle souvent de 150 euros, pour acheter à manger. Mais pas n’importe quoi. Ce n’est pas 150 euros de crédit pour aller dans la grande distribution. Ça servirait à acheter à manger, soit dans des magasins, soit des produits qui sont conventionnés par les citoyens eux-mêmes, donc de façon démocratique.

Quel serait l’impact de sa mise en place en France ?

La SSA répond à trois enjeux différents. Le premier, c’est de trouver des alternatives différentes à la distribution d’aides alimentaires, qui est aujourd’hui la principale réponse apportée à la précarité alimentaire. Elle tend à se généraliser pourtant elle pose quand même énormément de problèmes. Une des alternatives passe par la capacité, pour des gens qui sont en difficulté, de disposer d’un budget qui leur permet de choisir leur alimentation librement et non pas de se voir imposer des surplus invendus de la grande distribution. Le deuxième enjeu, c’est de transformer le modèle de production industrielle qui fait beaucoup de dégâts environnementaux, sanitaires et sociaux. Et le troisième, c’est un enjeu de démocratie. Pour définir ce qu’est une alimentation durable, on va le faire en faisant discuter, à des échelles territoriales, des citoyens, des experts, des agriculteurs, des industriels qui ont chacun leurs contraintes.

Quels freins pourraient empêcher sa mise en place à l’échelle nationale ?

C’est cher ! C’est une nouvelle sorte d’impôt qui va coûter plusieurs milliards. Il faut que l’ensemble de la population accepte de se mettre à cotiser. Deuxième difficulté, c’est que la Sécurité sociale de santé a été mise en œuvre dans un contexte où il est admis que l’on tombe malade par hasard. Sur l’alimentation, c’est un peu différent, on considère que c’est beaucoup plus de la responsabilité individuelle. Beaucoup de gens pensent que si les autres mangent mal, c’est parce qu’ils ne s’y prennent pas bien. Que c’est de leur faute. Et qu’il n’y a pas de raison de leur filer de l’argent pour acheter des produits parce que ça se trouve, ils vont acheter n’importe quoi. Le troisième défi, c’est d’organiser une expertise citoyenne à une échelle décentralisée. Ça suppose de la compétence pour permettre à des gens qui n’ont pas l’habitude de prendre la parole et de prendre des décisions de le faire face à des avocats, des médecins, des gens qui eux ont une autorité discursive dans l’argumentation. Il faut arriver à les faire dialoguer alors que les demandes, les cultures, les situations sont très différentes. Peut-être qu’il ne faut pas le faire à une échelle décentralisée mais plutôt nationale. Le débat est ouvert.

En quoi l’alimentation est un enjeu primordial pour la société française ?

On peut repenser son rapport au monde en redéfinissant son rapport à l’alimentation. Parce que l’alimentation c’est à la fois un moyen de construire la relation à soi-même (en choisissant ce que l’on mange et cuisine pour se faire plaisir, créer sa santé et son identité individuelle) ; notre rapport aux autres car on est obligé de faire confiance à ceux qui nous nourrissent et parce que souvent manger se fait ensemble ; et notre rapport à la biosphère : aux animaux, aux paysages qui ont été construits par l’agriculture. Et puis, l’alimentation mobilise tout le monde. C’est un moyen d’autant plus légitime à utiliser avec les citoyens car ils s’y confrontent tous les jours et ont donc tous le sentiment d’avoir une capacité à contribuer au débat sur la façon dont la société veut manger.

Existent-ils des modèles de SSA dans d’autres pays ?

Non, pas véritablement. Il existe les tables de concertation de l’alimentation au Canada mais ce sont plutôt des lieux physiques où se réunissent des habitants pour faire des propositions à leur mairie sur l’évolution de leur paysage alimentaire. Donc, comme ça n’existe pas ailleurs, on est obligé d’expérimenter d’abord chez nous. C’est à nous de faire la preuve de ce concept.

Plus largement, quels sont les leviers à actionner dans les prochaines années pour lutter contre la précarité alimentaire et redéfinir un nouveau modèle de l’alimentation ?

Il faut multiplier les expérimentations de démocratie alimentaire, comme celles qu’on fait à Montpellier où l’on a développé une caisse alimentaire. Et il faut varier les formats en créant par exemple des épiceries solidaires ou des tiers-lieux alimentaires. Deuxièmement, il faut évaluer les effets qu’elles ont sur les gens, la lutte contre la précarité alimentaire et la modification du système alimentaire. Et puis, il faut mettre en relation toutes ces expérimentations pour qu’elles se construisent comme une force argumentative qui essaie de convaincre les politiques à généraliser le principe de SSA. Le but étant de modifier le rapport de force dans la gouvernance du système alimentaire qui est aujourd’hui confisqué par un oligopole de pouvoirs économiques.

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