« Faites du bruit ! » (5/6). Crier, chuchoter, performer, scander : rencontre avec celles et ceux qui partagent une hantise du silence. Bien qu’elle se fasse discrète sur Internet, la chorale engagée Les Branl’heureux.ses est toujours bien active. L’Écornifleur est allé à la rencontre d’une de ses membres, Nins’. Pour la jeune femme, chanter est un moyen militant de reprendre le pouvoir.
« Faites de la place sur scène, ou nous la prendrons nous-mêmes. » Ce sont des paroles de L’Ivresse, réécriture de la chanson L’Ivrogne, du groupe Les Mécanos, qui célèbre le fait de chanter ensemble. C’est en les entonnant pour la première fois que Nins’ a pleuré avec la chorale Les Branl’heureux.ses.
En cette matinée du 13 novembre, la jeune femme est la seule cliente du Court-circuit, bar-restaurant du quartier de la Guillotière. Ce lieu, la choriste amatrice de 25 ans le connaît et le fréquente souvent. « J’étais obligée de choisir un bar militant », dit-elle avec flegme. Originaire des Alpilles, dans les Bouches-du-Rhône, Nins’ a grandi dans un petit village « riche et bourgeois ». Sa mère, graphiste, et son père, menuisier et fils de paysans sont, comme elle aime à le dire, de « vrais babos » [ndlr : des personnes engagées dans des pratiques écologistes communautaires et critiques à l’égard de la société de consommation].
D’origine modeste, Nins’ évoque avoir subi le mépris de classe des habitants de son village, une attitude qui rappelle la condescendance décrite par Brassens dans La mauvaise réputation. C’est d’ailleurs une chanson qu’écoutait beaucoup son père, de qui elle tient son goût pour la musique engagée.
Pendant longtemps, son caractère bien trempé en a fait réagir plus d’un. Des proches, des professeurs, des femmes aussi, lui ont souvent répété que les petites filles qui s’énervent, ce n’était pas joli. « Petite, j’étais sage car on ne m’écoutait pas », confie-t-elle. Au collège, Nins’ s’est lancée dans le théâtre, qu’elle a poursuivi jusqu’en prépa littéraire. Elle en vante les mérites : « Ça m’a appris à prendre la parole, la place. »
Découverte des Branl’heureux.ses, une chorale en « mixité choisie »
Sa clairvoyance et ses convictions transparaissent dans son parcours. Intéressée par l’écologie, elle s’est dirigée par la suite vers des études d’aménagement et de développement durable à l’Université Lyon 3. Après avoir connu la précarité alimentaire durant ses études, elle s’est investie activement dans la lutte contre le gaspillage, en participant aux distributions alimentaires de l’Espace communal de la Guillotière, un centre social autogéré créé en 2019. Avant son expulsion le 2 octobre dernier, ce lieu de vie associative accueillait tous les mercredis les répétitions des Branl’heureux.ses, chorale féministe et militante. Tout de suite, Nins’ a été « subjuguée » par la beauté des chants interprétés par ces aficionados de la chorale, qu’elle a décidé de rejoindre en septembre 2023.
Fondée il y a cinq ans et demi, Les Branl’heureux.ses qui performe en mixité choisie qui n’accueille que les MINT : « meufs, intersexes, non-binaires et transgenres ». « L’absence des mecs cis [ndlr : hommes dont le genre ressenti correspond au genre assigné à leur naissance] nous permet d’être dans un espace d’entre-soi, de discussion plus libérée et de repos » explique Nins’.
Cette chorale, autogérée par ses 90 membres, ne nécessite aucun prérequis musical pour y participer. Les choristes amateurs interprètent des chants dans diverses langues comme le français, l’espagnol, mais aussi l’occitan. Tous sont engagés en faveur des minorités de genre et des personnes racisées. Dès les premiers vers de leur hymne, le ton est donné : « Sainte Crastine, mère des affalé.es, puissiez-vous nous protéger des démons de la productivité. » Nins’, qui a pris le soin d’apporter son répertoire de chants, s’esclaffe : « Pour ce chant, il faut bien articuler, car il s’inspire des chants d’Église et on peut vite paraître de droite. » Sainte Crastine est une ode à la procrastination, « à ne rien branler, d’où le nom des Branlheureuxses ».
« Fédérer les luttes et se faire du bien »
L’apprentie choriste le reconnaît, le chant n’est pas le moyen d’action militant le plus efficace. C’est néanmoins une façon de « fédérer les luttes et de se faire du bien ». Au début des manifestations contre la réforme des retraites en 2022, qui ont marqué son entrée dans le militantisme, Nins’ a réalisé l’importance de la musique qui transforme « l’atmosphère lourde et angoissante en un moment de célébration et de communion ». Le soir de l’expulsion de l’Espace Communal de la Guillotière, les Branl’heureux.ses ont chanté devant le bâtiment condamné. A l’évocation de ce moment, les larmes lui montent, mêlées de tristesse et de colère face à la violence de l’expulsion. « Être dans un chœur, un ensemble de vibrations, c’est comme un temps de repos. » Elle décrit le côté libérateur voire cathartique de chanter sur des expériences communes. « Il y a un côté réparateur de mettre des mots sur des choses dures. »
La jeune femme estime aujourd’hui avoir trouvé sa voie, en se dédiant à plein temps à une association contre le gaspillage alimentaire ainsi qu’au chant. En tant que femme, Nins’ ne se sent ni écoutée ni entendue. « C’est dur de faire du bruit seule, on n’y est pas encouragées. » Elle porte en elle la revanche de toutes les petites filles poussées au silence. La chorale lui a permis de se réapproprier sa voix, de prendre la place que la société n’a pas su lui donner. « On nous a éduquées à être des petites filles sages », dit-elle, en pointant le risque que cela encourage les violences sexistes et sexuelles. La choriste appelle à libérer la parole des filles et des femmes et se réjouit aujourd’hui « de savoir faire du bruit ».