Après des années à devoir avouer honteusement que je n’avais jamais vu Le Parrain, monument du cinéma signé Francis Ford Coppola, j’ai décidé de mettre un terme à mon ignorance et de profiter de l’ambiance unique de la Nuit Lumière pour enfin découvrir la saga des Corleone le samedi 19 octobre. Neuf heures de projection, bières, cafés et dortoir de fortune, je vous raconte mon expérience.

19h25. J’arrive à la Halle Tony Garnier pour la fameuse Nuit du Parrain. A l’entrée, des bénévoles me tendent un coussin sponsorisé OCS. Sa faible épaisseur apporte un maigre confort supplémentaire pour les chaises en bois de la Halle, mais c’est l’intention qui compte. Je m’installe en haut de la salle, côté escaliers, imitant les premiers arrivés : il faut l’avouer, les sièges ne sont pas très confortables, et pouvoir tendre ses jambes dans les marches est un luxe. Si l’enchaînement des trois films pendant 10h est déjà un challenge en matière de concentration, tenir sur ces sièges toute la nuit relève du défi physique. Je m’empresse d’aller récupérer un maximum de coussins à l’entrée, afin de les empiler et créer un fauteuil de fortune.

Malgré le manque de confort, l’excitation est palpable, la salle se remplit doucement. Il n’y a pas de célébrités ce soir pour introduire cette fameuse nuit, ce qui m’étonne un peu. Dans un coin, il y a une riche buvette qui permet aux festivaliers de se restaurer : salade de pâtes, sandwichs, desserts, mais également bières, cafés et rafraichissements sont proposés. Dans la file d’attente, je me rends compte que la plupart des personnes présentes ont au moins vu le premier film de la trilogie. J’avoue n’en avoir vu aucun, mes interlocuteurs sont surpris par un tel affront. 

J’ai testé pour vous : la salade de pâtes de la buvette, alors que la salle se remplit doucement. © Mathilde Amen

20h15. La salle est maintenant remplie, ce sont près de 5,000 personnes qui se sont réunies ce soir. Je remarque deux écoles parmi les spectateurs : il y a ceux qui ont ramené coussins, plaids et tenues confortables afin de vivre la Nuit Lumière comme à la maison, et il y a les autres, comme moi, qui n’ont pas anticipé et qui doivent se contenter d’empiler les coussins qui nous ont été prêtés.

20h30. Un homme fait son entrée sur scène afin de présenter la soirée. Il ne s’est pas présenté, mais c’est Fabrice Calzettoni, un des fondateurs du Festival Lumière, qui est en charge de l’animation de la soirée. Il nous explique que les trois films vont être entrecoupés d’entractes de 20 minutes chacun, pour nous permettre de nous restaurer à la buvette. « Et s’étirer aussi » me glisse ma voisine en rigolant. Les lumières s’éteignent, et le fameux thème de Nino Rota résonne dans la Halle. C’est parti.

Fabrice Calzettoni, l’animateur de la soirée. © Institut Lumière / Sabine Perrin – Jean Luc Mège Photography

Objectif : rester éveillée jusqu’à l’aube

23h40. Le générique de fin du premier opus défile, le public applaudit. La salle est encore plongée dans le noir mais la moitié du public se lève déjà. Je ne comprends pas l’empressement et reste à ma place jusqu’à ce que les lumières se rallument : je mesure mon erreur quand je vois les files d’attentes devant la buvette et les toilettes. Toutefois, les trois heures du premier film sont passées très vite, même si je suis mal installée. Le Parrain nous plonge au coeur de la « famille » de manière passionnante, le récit est parfaitement construit, les répliques cultes fusent et chaque moment a son importance. J’ai été marquée par la performance des acteurs, de l’extraordinaire Marlon Brando au charismatique Al Pacino, dont le rôle de Michael semble taillé sur mesure, en passant par James Caan, qui a su exprimer à la perfection la fureur de Sonny. La dernière séquence du film m’a particulièrement marquée, par son intensité : la porte se referme sur Michael Corleone, alors qu’il prend le pouvoir sous les yeux de sa femme Kay. C’est la conclusion parfaite de ce chef d’oeuvre. Je suis rassurée d’avoir autant apprécié le film, et optimiste pour mon objectif : rester éveillée jusqu’à l’aube.

Je pars me dégourdir les jambes au milieu de la foule. Chacun a son astuce pour lutter contre le sommeil : Jeanne et son ami Théo, tous les deux étudiants, me confient avoir dormi toute l’après-midi pour se préparer à leur première Nuit Lumière. Un groupe d’amis me dépasse en rigolant, bières à la main, tandis que les effluves de cafés remplissent l’air. S’il n’y a déjà presque plus rien à manger à la buvette, les boissons font un tabac. 

« Où est le dortoir ? » Interpellée par la question, je me retourne pour la réponse du bénévole : « je sais qu’il y en a un, mais je ne sais pas trop où ». Une organisatrice m’explique qu’il y a en effet un dortoir derrière l’écran, qui permet à 500 personnes d’y dormir dans des petits sacs de couchage. La lumière y est continue, et des vigiles font des rondes régulièrement. Je souris un peu, étonnée par la situation. Je me vois mal passer l’entracte, ou manquer une partie d’un film pour aller faire une sieste dans de telles conditions. D’autant plus qu’après avoir vu le premier volet du Parrain, j’ai hâte de voir les suivants.

Quelques personnes profitent du dortoir de fortune, derrière l’écran géant. © Institut Lumière / Romane Derbelen – Jean Luc Mège Photography

« Reprise de la séance dans 5 minutes ! » annonce Fabrice Calzettoni. Un murmure parcoure la Halle : la file d’attente des toilettes n’a pas diminué, celle de la buvette un peu plus, ce qui me permet d’acheter un café alors qu’un avant-film est diffusé.

Minuit. Fabrice Calzettoni réapparait pour nous présenter Le Parrain 2. « Nous allons ajouter presque 4h à cette soirée avec ce volet de 3h22 ». J’appréhende un peu, craignant la fatigue. Les lumières s’éteignent de nouveau, et le film commence sous une salve d’applaudissements. La salle est encore bien remplie. Le mélange des époques et les flashback du deuxième film sont parfois durs à suivre : si l’animateur de la soirée nous avait prévenu qu’il ne fallait pas manquer une seconde pour tout comprendre, les mouvements dans la salle sont plus nombreux que pendant le premier film, il y a plus d’allers-retours à la buvette et aux toilettes.

3h20. Le générique retentit, nouveaux applaudissements. Les lumières se rallument et encore une fois, je trouve que le temps est passé très vite. J’apprécie ce deuxième opus autant que le premier, oubliant la fatigue et mon dos douloureux. Les deux récits parallèles, avec d’une part la jeunesse et l’ascension de Vito Corleone et d’autre part les premières années de Michael au pouvoir, ajoutent une complexité au film, prenant le risque de parfois perdre le spectateur. Toutefois, ce deuxième opus est encore une fois parfaitement maîtrisé et suit dignement les traces du premier. 

Je constate pendant l’entracte l’état déplorable de la Halle : cela fait huit heures que nous sommes là, la buvette a fonctionné en continu et les déchets jonchent le sol. Il n’y a aucune poubelle mise à disposition dans les gradins, seulement deux énormes bennes (une pour les déchets recyclables, une pour les autres) sur le côté qui sont difficilement accessibles avec les files d’attentes pour la buvette et les toilettes. D’autres poubelles sont disponibles plus loin, à côté de l’entrée de la salle, mais il n’y a presque personne là-bas.

Dernière ligne droite pour les courageux

4h. Pour la troisième fois, les lumières s’éteignent sous les applaudissements et Le Parrain 3 commence. La salle s’est nettement vidée, même si environ 70% des festivaliers sont restés. Dès les premières minutes, je suis étonnée par la qualité de l’image qui est nettement supérieure aux deux films précédents. En effet, cet épilogue est sorti en 1990, soit 16 ans après Le Parrain 2. Etrangement, je trouve ça un peu dérangeant, et j’ai l’impression d’être devant un film complètement différent et détaché des deux premiers, d’autant plus que les acteurs ont bien vieilli.

4h26. J’ai failli tomber de mon siège, je commençais à m’endormir sans m’en rendre compte. L’homme assis derrière moi rigole, tandis que ma voisine somnole. Je regrette un peu de ne pas avoir pris de café pour ce dernier opus. 

6h40. Les lumières se rallument pour la dernière fois, les courageux qui ont tenu jusqu’à l’aube applaudissent encore une fois. J’ai un avis mitigé sur cette troisième partie, peut-être influencé par la fatigue : mais j’ai moins apprécié cette troisième partie. Plus moderne, plus sage et plus apaisé, avec une touche de nostalgie, le film offre tout de même une fin magistrale à la trilogie que j’ai vraiment adoré découvrir. 

En elle-même, la Nuit Lumière est un concept intéressant : à une époque où la consommation de films mythique se fait surtout de manière individuelle, notamment avec l’ascension de Netflix, ces longues heures passées dans cette salle, au milieu d’une masse de gens, donne lieu à une ambiance particulière et impressionnante. Si le concept peut étonner, voire rendre sceptique, je recommande vraiment l’expérience.

J’appréhendais cette nuit blanche qui est pourtant passée très vite : à ma grande surprise, je n’ai presque pas ressenti la fatigue. A la sortie, je réalise difficilement qu’il est près de 7h du matin, et que je viens de passer plus de 10h à la Halle Tony Garnier. Un petit déjeuner est offert à la sortie de la salle : croissants, pains au chocolat, café, thé… Tout est là, distribué par des bénévoles souriants à la mine fatiguée. Il faut noter que la plupart d’entre eux sont restés toute la nuit pour nous accompagner, tandis que les équipes du festival se sont relayées. 

Je peux donc enfin dire que j’ai vu Le Parrain, et en plus me vanter d’avoir eu la chance de découvrir la saga des Corleone dans ce cadre unique.

Mathilde Amen