Depuis quelques années, les groupes consacrés au survivalisme se développent sur Facebook. Parmi eux, certains rassemblent exclusivement des femmes qui partagent régulièrement leurs conseils pour affronter la fin du monde tel que nous le connaissons. Plongée au cœur d’un survivalisme au féminin.
Exit l’image du survivaliste solitaire et surarmé qui se prépare à la fin du monde terré au fond de son bunker. Depuis quelques années, une vague de démocratisation du mouvement est à l’œuvre. Bien que difficile à chiffrer, elle se traduit notamment par la multiplication de groupes dédiés et de contenus sur les réseaux sociaux. Résultat, une rupture progressive avec le survivalisme originel venu des Etats-Unis, ancré à l’extrême-droite et essentiellement masculin. C’est une approche plus inclusive, où les préoccupations environnementales occupent une place de choix, qui émerge parallèlement. À mesure que le survivalisme se popularise, il trouve une résonance nouvelle –bien qu’encore marginale- chez un public jusque-là peu visible : les femmes.
Cette tendance transparaît notamment sur Facebook. Parmi les nombreux groupes privés dédiés au survivalisme rassemblant parfois jusqu’à 30 000 membres, majoritairement des hommes, l’un fait figure d’exception : le Groupe de Femmes Survivalistes, actif depuis fin 2019. Sa particularité ? Il ne réunit que des femmes, plus de 800, toutes convaincues de l’effondrement imminent de la civilisation. Pour y entrer, deux engagements sur l’honneur sont requis : ne pas être un homme et ne pas diffuser de propos complotistes. Une fois la demande d’adhésion acceptée, un premier tour d’horizon révèle rapidement les angoisses des membres du groupe et leurs façons d’y pallier. Leur credo ? Prévoir l’imprévisible et anticiper le pire, ensemble, en se partageant des conseils. Le chaos, la famine, une coupure généralisée des réseaux électriques, une guerre civile : aucune éventualité n’est écartée. Sur le Groupe de Femmes Survivalistes, ce futur apocalyptique imminent est toujours abordé au conditionnel ou avec des « si », rappelant le caractère hypothétique de la menace. Malgré les perspectives peu réjouissantes, il est possible de trouver un semblant de légèreté avec quelques publications humoristiques ou inspirantes sortant du cadre strictement survivaliste.
Lilie, militaire de 39 ans, se définit comme « prepper », un anglicisme désignant les adeptes de la préparation au pire. À la suite d’une demande d’interview postée sur le groupe Facebook, elle se manifeste dans les commentaires. Pour elle, le contexte actuel ne peut mener qu’à un effondrement global de la société, accéléré par le manque de préparation des citoyens. Par téléphone, elle explique avec aplomb : « S’il y a un effondrement économique, la plupart des gens qui ne vivent que par consumérisme ne sauront pas se débrouiller et ça va être la débandade. » Les pénuries de produits de première nécessité lors du premier confinement n’en seraient qu’un avant-goût.
« Quand on est une femme, on est toujours rejetée »
Jennifer N., assistante de direction de 43 ans, est une des administratrices du Groupe de Femmes Survivalistes mais également sa fondatrice. La prise de contact se fait par l’application Messenger et la réponse ne se fait pas attendre : un entretien téléphonique est fixé. Elle y confie avec enthousiasme les raisons qui l’ont poussée à créer cette communauté en ligne : « je ne trouvais pas ma façon de voir les choses dans les autres groupes. Il y avait beaucoup de groupes purement survivalistes à l’américaine avec de la protection physique, de l’armement, des bunkers… ». Aujourd’hui, le groupe compte près de 800 inscrites, chiffre en forte hausse depuis la pandémie de Covid-19. Avec environ 400 membres début 2020, la crise sanitaire a eu un véritable « effet booster », raconte Jennifer, qui se remémore avoir été submergée par les demandes d’adhésion pendant le premier confinement.
En se rassemblant virtuellement en non-mixité, les adeptes du Groupe de Femmes Survivalistes partagent leurs conseils, expériences et peurs tout en prenant leurs distances avec la tendance machiste du mouvement. Elodie Trova, 36 ans, travaille dans l’artisanat alimentaire en Corse. Elle a rejoint le Groupe de Femmes Survivalistes début février après avoir été confrontée au sexisme dans des groupes survivalistes mixtes : « Quand on est une femme, on est toujours rejetée. On se prend des “tu n’y connais rien”, “tu ne vas pas t’en sortir”, “en cas d’événement tu seras violée ou tuée” », confie-t-elle par téléphone. Propos confirmés par Louis Bedat, étudiant en informatique de 18 ans et modérateur du groupe Facebook privé Survivalistes Francophones comptant près de 21 000 membres : « Les gens peuvent signaler les publications. On a eu des hommes qui disaient “toi t’es une femme, t’as rien à faire là”. Certains hommes sont machos et c’est dommage », raconte le jeune homme, contrarié, avant de compléter : « Je pense que c’est plus facile si les filles font des groupes entre elles et qu’elles se partagent des trucs. Comme ça il n’y a pas d’hommes qui viennent les embêter. » Parmi une quinzaine d’hommes survivalistes contactés, administrateurs ou modérateurs de groupes différents, il est le seul à avoir accepté de répondre aux demandes d’entretien.
Kit de survie pour femmes
Si Jennifer N. a eu l’idée de refuser l’accès de son groupe aux hommes, c’est pour des raisons pratiques : « On parle de maternité, de menstruations, de choses typiquement féminines », indique-t-elle, « et je ne voulais pas que cela gêne qu’il y ait des regards masculins. » Après un tour d’horizon des groupes survivalistes généralistes, le constat est clair : les questions liées à l’hygiène féminine ou à la contraception en cas d’effondrement – ou de situation dégradée pour reprendre le vocabulaire survivaliste – ne sont pas prioritaires. Sur le groupe privé Survivalistes Francophones, un internaute, perplexe, confie : « Hier en faisant le point sur mes différents stocks […] ma femme m’a demandé si j’avais prévu quelque chose pour son hygiène intime une fois par mois ! J’ai marqué un gros blanc… ». Lilie, qui souhaite prendre elle-même sa survie en charge, déplore que les groupes mixtes omettent d’aborder les questions dites féminines : « On peut parler de faire du feu, de dézinguer des gens et de gros couteaux mais on ne peut pas parler de comment ne plus être dépendante de la société 6 jours par mois », s’offusque-t-elle en pointant du doigt le tabou qui pèse autour du corps féminin.
Sur le Groupe de Femmes Survivalistes, des « guides » thématiques rassemblent toutes les publications sur un même sujet. Hormis les items classiques du survivalisme comme créer son stock de nourriture, trouver à manger dans la nature ou encore se soigner, la section « être femme » témoigne de préoccupations a priori propres à la gent féminine. Comment fabriquer ses propres serviettes hygiéniques lavables ? Quelle cup menstruelle privilégier ? Comment – dans l’éventualité d’un effondrement de notre système de santé – accoucher naturellement ? Quelles sont les plantes abortives à consommer en cas de grossesse non-désirée ? Les scénarios et les angoisses sont sans limites. Lilie, mère de deux enfants, a déjà tout anticipé. Elle s’est arrangée avec son médecin pour obtenir quelques plaquettes de pilules contraceptives en avance : « j’ai un stock d’au moins six mois ! », s’exclame-t-elle avant d’ajouter « et j’ai toujours une plaquette de pilule du lendemain, au cas où ». Mais pour Lilie, la contraception n’est pas qu’une question de femmes et pour ne plus dépendre des laboratoires pharmaceutiques et de la société, le retour à des méthodes de contraception dites naturelles est envisagé.
Retour aux origines
Pour Bertrand Vidal, sociologue spécialiste de l’imaginaire et du survivalisme, le regain d’intérêt pour les pratiques d’antan n’est pas une surprise. « Le futur est corrompu donc l’idéal, c’est de revenir en arrière », décrypte le chercheur. Ce retour aux origines peut se traduire chez les femmes survivalistes par la réhabilitation de la figure de la matriarche et la glorification des sociétés matrilinéaires. La démarche survivaliste de Jennifer N. est fortement imprégnée de la figure de la grand-mère qui transmet, qui crée du lien intergénérationnel et qui, surtout, sait se contenter de peu. Elle se souvient, nostalgique : « Quand ma grand-mère faisait la vaisselle, elle récupérait l’eau qui était pleine des déchets alimentaires pour les donner aux poules. Ils respectaient tout, rien n’était perdu. » Le passé est exalté, le retour à un temps révolu où la femme occupait une place centrale est vu comme le seul moyen de retrouver du sens.
Dans l’imaginaire survivaliste, « nous allons tous devoir retourner à la lutte pour la survie de l’espèce et nous allons tous perdre nos instincts sociaux pour retomber dans notre état animal », constate le chercheur Bertrand Vidal. Pour Lilie en tout cas, les femmes ont déjà des réflexes : « Naître femme, c’est le monde de la jungle par obligation parce qu’on vit dans une société patriarcale », fait remarquer la mère de famille. Pour Jennifer N., un retour à l’état de nature induirait une distinction des rôles sociaux très marquée entre hommes et femmes : « Je suis persuadée que les femmes ont cet instinct de devoir protéger des familles et des foyers alors que les hommes sont plus dans la conquête et le rapport de force », explique-t-elle, craignant au demeurant que sa vision ne soit jugée « vieillotte ».
L’idéal des chasseurs-cueilleurs est également prégnant dans l’imaginaire de nombre de survivalistes. Mais qui dit chasse, dit équipement. Lilie, qui pratique le tir sportif avec son mari toutes les semaines, a initié ses enfants à l’usage d’armes à feu. « On est très précautionneux, ils connaissent les règles », prévient-t-elle, « mais si demain il y a un effondrement, je serai contente que moi, mes enfants, mon mari on sache se servir d’une arme si on a besoin de chasser ou de défendre notre famille ». Si certains survivalistes comme Lilie comptent sur leurs armes pour survivre, cette option ne fait pourtant pas l’unanimité au sein du mouvement. Pour Louis Bedat, qui se définit comme un citoyen prévoyant, il faut en finir avec les amalgames : « J’ai fait l’armée », raconte-t-il, « et pourtant, je n’ai pas d’armes. Le survivalisme c’est pour tout le monde ».
Sur le chemin de l’autonomie
« Il existerait pour les survivalistes deux types d’individus, ceux qui méritent de survivre et ceux qui méritent de périr », commente le sociologue Bertrand Vidal. D’un côté, la fourmi prévoyante, économe, autonome. De l’autre, la cigale qui a préféré chanter tout l’été et se trouve fort dépourvue une fois l’effondrement venu. Pour Lilie, « faire la fourmi » est le b.a.-ba de la préparation et elle y a été sensibilisée dès son plus jeune âge : « je suis issue d’une famille rurale agricole et j’ai toujours connu le fait qu’on travaille tout l’été pour pouvoir en bénéficier tout l’hiver. »
Elodie Trova, 36 ans, vend ses confitures maison sur le marché et sur Internet. Elle se reconnaît dans ce qu’elle appelle le « néo-survivalisme », un mélange de « décroissance, agro-écologie et mode de vie autonome ». Début février, fraîchement acceptée dans le Groupe de Femmes Survivalistes, elle publie son premier post : « Salut, je suis Elodie. J’habite en quasi-autonomie en moyenne montagne en Corse. Merci de m’accepter, hâte d’échanger avec vous toutes ». Sa démarche autonomiste, saluée en commentaires, est déjà bien avancée. Elle détaille par téléphone : « L’autonomie alimentaire c’est ce qui est le plus important pour nous. » De l’huile d’olive en passant par les tisanes ou les conserves, tout – ou presque – est fait maison. Pour l’eau, « il y a une source naturelle qui est juste au-dessus de chez nous, qui n’est pas polluée car elle est en montagne. Et on a des toilettes sèches à la maison. » Il y a pourtant un point sur lequel Elodie n’est pas encore satisfaite, c’est l’autonomie énergétique. Bien qu’elle se chauffe au bois et qu’elle cuisine exclusivement sur son poêle, elle projette de « pousser un peu plus avec de l’éolien ou du panneau solaire pour arriver à plus d’indépendance. »
Ce mode de vie frugal et rural, axé sur l’autonomie, est vu comme une alternative durable à la société de consommation. Pourtant, vivre en autarcie demande un investissement matériel. Sur le Groupe de Femmes Survivalistes, nombreux sont les retours d’expérience sur les batteries de secours externes, les capteurs photovoltaïques ou encore les pailles filtrantes. « J’ai reçu mon filtre Berkey (8 litres), tout inox. J’ai testé notre eau de forage filtrée avec le Berkey : c’est meilleur que non filtré », témoigne une internaute. Survivre a donc un coût. Paradoxal ? D’après Elodie, c’est surtout une question de priorité : « on a acheté un appareil pour filtrer l’eau. C’est un achat conséquent, ça fait plus de 300 euros pour une famille. Mais si on fait des efforts et qu’on sacrifie certaines choses on peut y arriver tout à fait. »
Pour convaincre de l’urgence de cette quête d’autonomie, il faudrait désormais « arrêter de prendre les gens qui s’intéressent [au survivalisme] pour des extrémistes complètement fous », s’exclame Elodie. La jeune femme constate une implication croissante de femmes dans le mouvement ces dernières années. De quoi la rassurer face à un hypothétique effondrement : « Dans le monde entier, ce sont toujours les femmes qui ont su imposer un changement de société. »
Cet article a été réalisé dans le cadre d’une immersion en ligne qui s’est tenue du 15 au 26 février 2021. Des relectures ont été réalisées du 1 au 5 mai 2021. Cet écart important incite à considérer avec précaution certaines informations qui ont pu ainsi évoluer entre temps. La rédaction de l’Écornifleur a fait le choix de ne pas inscrire le nom des différents auteurs ou autrices des articles. L’un de ceux-ci porte sur le cyber-harcèlement et la tenue de propos de nature criminelle sur un forum en ligne. Il nous semblait fondamental de pouvoir le publier en toute liberté, sans crainte d’être individuellement la cible de quelconque harcèlement en ligne.