Entre un président accusé de torture et des extraditions d’opposants politiques, l’organisation internationale de police, basée à Lyon, se retrouve sous le feu des critiques.

Interpol, la police internationale siégeant à Lyon depuis 1989, est l’objet de critiques internationales après l’élection d’un général émirati à sa présidence. Le 8 mars 2022, Lyon. ©Mahmoud Naffakh

En plein cœur du 6ème arrondissement de Lyon, entre le parc de la Tête d’Or et le Rhône, le siège de l’Organisation internationale de police criminelle se dresse derrière une clôture électrique sécurisée. Plus communément abrégée en Interpol, sa mission est de promouvoir la coopération entre les polices à l’international. Cela passe notamment par la diffusion de notices rouges, parfois appelées « mandat d’arrêt international », qui donnent des informations aux 195 pays membres sur des individus recherchés, contre lesquels un mandat d’arrêt a été délivré.

Depuis novembre dernier, l’organisation s’est retrouvée dans la tourmente à l’occasion de la nomination du nouveau président, Ahmed Naser Al-Raisi. S’il s’agit d’un poste essentiellement honorifique, l’élection du général émirati pour quatre ans a fait bondir bon nombre d’associations de défense des droits humains et d’acteurs locaux. Al-Raisi est en effet visé par plusieurs plaintes déposées en France pour complicité d’actes de torture. Inspecteur général du ministère de l’Intérieur du régime d’Abou Dhabi depuis 2015, il aurait personnellement supervisé la torture de prisonniers politiques émiratis. Al-Raisi se trouverait actuellement à Lyon.

Des notices rouges fortement décriées

Déjà critiqué depuis plusieurs années pour son instrumentalisation par des régimes autoritaires, le système des notices rouges l’est encore plus depuis l’élection du général émirati. La Russie (3208 notices rouges en cours) et la Chine (30 notices rouges en cours) profitent ainsi des informations partagées pour traquer et arrêter des opposants politiques en dehors de leurs frontières. Sur fond de guerre, le ministre de l’Intérieur ukrainien a demandé, le 28 février dernier, l’expulsion de la Russie du dispositif en l’accusant de s’en servir pour « couvrir ses crimes » et « persécuter ses ennemis politiques, notamment en Ukraine ».

En 2012, la Syrie de Bachar al-Assad a été « débranchée » du réseau en réaction à la répression violente de la révolte pro-démocratie. Neuf ans plus tard, les Emirats arabes unis (EAU), premier pays à avoir rouvert une ambassade à Damas, se sont investis pour le retour du régime syrien au sein d’Interpol. Le pays est le deuxième plus gros contributeur au budget de fonctionnement d’Interpol, avec 50 millions de dollars alloués pour cinq ans.

Une semaine après la prise de fonction du général Al-Raisi, le 24 janvier 2022, la Serbie a autorisé l’extradition du dissident bahreïnien Ahmed Jaafar Mohamed Ali, visé par une notice rouge d’Interpol. Cette décision contrevient à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, qui avait interdit cette extradition avant le 25 février 2022, citant des « risques potentiels de torture ou de traitement inhumain et dégradant ».

Bahreïn et Émirats arabes unis : une vie politique bâillonnée

Depuis quelques années, le Bahreïn et les Émirats arabes unis ont pris un virage particulièrement autoritaire. De nombreux rapports d’ONG régionales et internationales évoquent des pratiques omniprésentes de détention arbitraire, de disparition forcée et de torture contre les opposants politiques. Aux EAU, nul ne semble à l’abri de la répression étatique. Avocats, juges, enseignants et étudiants appelant aux réformes risquent la disparition forcée et la torture. En 2017, l’arrestation de Mohamed Mansour, baptisé le « dernier défenseur des droits humains dans le pays », a symbolisé la violence du régime face à la lutte pour la liberté d’expression.
Les opposants politiques au Bahreïn se voient souvent accusés de terrorisme (dont la définition légale reste floue), et condamnés à la peine capitale. En 2011, le Bahreïn a connu un mouvement inédit de mobilisations pro-démocratie dans le cadre du Printemps arabe. Mais l’intervention de la branche armée du Conseil de coopération du Golfe, regroupant six monarchies du golfe Persique, a épaulé le gouvernement bahreïnien dans la répression du mouvement. D’après le Bahreïn Institute for Rights and Democracy, 51 personnes ont depuis été condamnées à la peine de mort, soit six fois plus qu’avant 2011.

Enjeux économiques

La présence d’Interpol n’est pas sans provoquer des tensions au sein de l’agglomération lyonnaise. Dans un entretien accordé à l’Écornifleur, le député du Rhône, Hubert Julien-Laferrière, a affirmé que le général Al-Raisi doit « être interpellé pour rendre compte de ses actes et que l’institution doit trouver un nouveau président. »

« le financement de l’extension n’est pas dans les compétences des collectivités locales, encore moins quand elle est présidée par un tortionnaire ».

Hubert Julien-Laferrière, Député du Rhône

Les considérations budgétaires sont également au centre des débats. L’organisation policière souhaite une extension de ses locaux, pour un coût estimé à plus de 60 millions d’euros. Une potentielle délocalisation du siège d’Interpol aux Émirats arabes unis aurait pour conséquence la perte de plus de 700 emplois. Alors que l’État français s’était engagé à prendre en charge 50% du montant des travaux, Gérald Darmanin a annoncé en novembre dernier que cette participation serait revue à la baisse pour ne couvrir plus qu’un tiers des dépenses, provoquant la colère des élus locaux. Hubert Julien-Laferrière est cinglant : « Le financement de l’extension n’est pas dans les compétences des collectivités locales, encore moins quand elle est présidée par un tortionnaire ». Le député du Rhône estime qu’il faut « un président irréprochable », afin qu’Interpol puisse « jouer réellement le rôle qui lui a été confié ».

Mahmoud Naffakh & Valentine Daléas