En 20 ans de carrière dans la marine marchande, Guy Martin a foulé les cinq continents et fait escale dans la plupart de leurs ports. De « pilotin » à « chef de quart » en finissant par « chef méca », il est aujourd’hui un retraité de 80 ans. Avec nous, Guy Martin* revient sur sa vie de marin, un métier à l’intersection entre liberté, déracinement et monotonie.

Guy Martin au début de sa carrière posant devant le Golden Gate Bridge qui connecte les deux rives de la baie de San Francisco. © Guy Martin

« La marine marchande, c’est un sale métier » annonce le père de Guy à son fils avant qu’il s’engage dans cette voie professionnelle. Le père de Guy Martin a lui aussi fait toute sa carrière au sein de la marine marchande. Dès les années 1930, ce dernier travaillait à bord des paquebots mythiques du France et du Normandie – les navires qui assuraient la liaison entre le Havre et New York – et était chargé d’alimenter en charbon les moteurs à vapeur. Pour Guy Martin, travailler dans la « marchande » était « naturel car mon père y travaillait ». Il y est d’ailleurs resté pendant plus de 20 ans, de 1960 à 1981.

Au-delà de l’héritage familial, d’autres considérations ont poussé le jeune bachelier à présenter les concours de la marine marchande. Intégrer l’École Nationale de la Marine Marchande (ENMM) « était la seule voie qui s’offrait à moi pour ne pas payer mes études ». Dès la première année, les élèves de l’ENMM avaient la possibilité de signer un contrat les engageant auprès d’une compagnie maritime. Pour chaque année d’étude payée par la compagnie, l’élève était redevable de trois années de travail au sein l’entreprise. Dès 1960, Guy Martin fait le choix de signer un tel contrat avec la Compagnie Générale Transatlantique (CGT). Pourtant, cet ancien officier déclare : « si j’avais vraiment pu choisir, j’aurais fait autre chose ». Issu d’une famille modeste de la classe moyenne, la marine marchande constituait une opportunité d’ascension sociale et la garantie d’un bon niveau de vie.

La première page du Livret Professionnel Maritime de Guy Martin. Il récapitule l’ensemble des embarcations réalisées au cours de sa carrière. 29 septembre 2022. © Clémence Martin

« Homme libre, toujours tu chériras la mer »

A la question « qu’aimiez-vous dans ce métier ? », Guy Martin répond sans hésitation : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ». Cette citation de Charles Baudelaire est le premier vers du poème « L’Homme et la mer » paru en 1857 dans son recueil Les Fleurs du Mal. Malgré des cheveux grisonnants témoins de son âge avancé, son œil reste vif et son esprit incisif. L’ancien officier relate avec nostalgie l’esprit de camaraderie et l’ambiance chaleureuse qui régnait au sein de l’équipage. En fonction de la taille des embarcations et de la modernité du navire, l’équipage était composé de 28 à 52 membres. « Tous des hommes ».

Dans les années 1960 et 1970, la marine marchande n’était pas un corps de métier féminisé. Pourtant, Guy Martin se rappelle avoir embarqué une fois avec une femme : Soizic. Elle était lieutenant et « une collègue comme une autre ». Malgré cette égalité de principe, Guy Martin raconte – avec une pointe d’ironie dans la voix – comment les deux matelots sous sa supervision ont supplié de changer de supérieur quand ils ont appris qu’elle serait une femme. Si elle était des leurs à bord, au moment de l’escale « quand les hommes ressentaient le besoin de ‘prendre l’air’, Soizic partait de son côté ».

Un « sale métier »

Guy Martin a travaillé pour plusieurs compagnies maritimes : la Compagnie Générale Transatlantique, Esso ou encore Gazocean. Que les navires transportent des marchandises de long court sèches, du pétrole ou du gaz, l’organisation du travail à bord reste inchangée. La plupart de l’équipage travaillait « au quart ». Comme un bateau de marchandises ne s’arrête pas la nuit, les heures de travail sont pensées pour que le personnel soit opérationnel 24h/24 et 7j/7. Au lieu de travailler des journées de huit heures, les marins travaillent deux fois 4 heures par jour, et ce, tous les jours de la semaine. A chaque marin est attribué un quart de cadran : le 7 à 11, le 11 à 3, le 3 à 7, etc… Cette organisation permet l’efficience du navire mais n’est pas sans conséquence sur le rythme de vie de l’équipage qui travaille de jour comme de nuit. Les embarcations durent 90 jours et une fois de retour dans leurs familles pour 30 jours, « il leur fallait une à deux semaines pour se réajuster » à un rythme de vie normal.

Outre l’épaisse et réconfortante barbe blanche de son père après trois mois en mer, les courses de petites voitures dans les coursives des bateaux et le fait que « papa faisait pas un métier pas comme les autres » Gaël*, son fils, évoque aussi de la difficulté d’avoir un père en mer neuf mois sur douze. Une fois embarqué, les appels se faisaient rares, « peut-être deux ou trois pour un embarquement de 90 jours ». Il était possible de communiquer en sollicitant des vacations radios mais seulement quand le navire longeait l’Europe, les pays d’Afrique de l’Ouest jusqu’au Cap de Bonne-Espérance. Une fois passé ce dernier, l’état des infrastructures de télécommunication des années 70 dans l’Océan Indien et dans le Golfe Persique ne permettait pas d’être en contact avec les membres de l’équipage. A 39 ans, après deux décennies passées en mer, Guy Martin opte finalement pour un changement de carrière. « L’éloignement » avec sa famille et l’ennui à bord deviennent très pesants : « il n’y a rien de plus routinier qu’une vie de marin ». Gaël parle même d’un « burn out ou d’une dépression » pour expliquer le départ de son père pour le Lloyd’s Register où il deviendra Inspecteur de la Sécurité des Navires.

*L’article et les entretiens ont été réalisés par Clémence Martin, respectivement petite-fille et fille de Guy et Gaël Martin.

Clémence Martin