« Confluences » (6/6). L’Écornifleur révèle la richesse de personnalités lyonnaises qui ont émergé à la rencontre des idées, des arts et des destins. En 1984, Geneviève Brichet est la première à emménager sur une péniche à Lyon. À la croisée de la ville et de la nature, ce lieu de vie unique reflète l’engagement de sa propriétaire, fervente défenseure de la préservation des fleuves.
« Bienvenue à bord ! » Voilà comment Geneviève Brichet, 74 ans, a l’habitude d’accueillir ses invités dans son insolite chez-soi. Depuis plus de 40 ans, la retraitée habite une péniche, amarrée sur les quais de Rhône, dans le 6e arrondissement de Lyon. Baptisée « Balthazar », en référence au Roi mage, cette embarcation peinte en bleue est la plus ancienne péniche-logement de la ville. Ce qui fait aussi de Geneviève, son mari et ses deux filles, les premiers habitants du fleuve.
Sur le pont du bateau, la pétillante septuagénaire se déplace avec agilité. De la cabine du mousse à l’avant au poste de pilotage à l’arrière, en passant par la salle des machines située au sous-sol, elle connait les moindres secrets de sa maison. « C’est une péniche d’origine, de 38,5 mètres de long sur 5,5 mètres de large, précise-t-elle. Un gabarit Freycinet, du nom du ministre qui a modernisé les voies fluviales et conçu les écluses adaptées à ce type de bateau. »
Au départ, Geneviève n’avait pourtant pas l’intention de vivre sur l’eau. Après des études dans la capitale, elle choisit de s’installer à Lyon, avec Paul, son mari, afin de se rapprocher de sa famille, tout en continuant à exercer son métier dans une agence de communication. Le couple emménage alors dans une ferme au Mont Thou, une colline située au nord-ouest de Lyon, où ils élèvent leur première fille. Mais la distance et les embouteillages les poussent à vouloir se rapprocher du centre. Seul problème pour Geneviève : « L’idée de vivre en sandwich entre l’appartement du dessus et l’appartement du dessous ne me convenait pas du tout. Quand on habite une ferme dans la campagne, on n’a pas envie de retourner dans un appartement. »
Une militante engagée dans la protection des fleuves
Un dimanche de l’année 1980, un voisin lui propose de l’accompagner visiter une péniche. « Elle appartenait à un vieux marinier depuis 1930. Puisqu’il était trop âgé pour poursuivre son travail, le bateau devait être emmené au déchirage [ndlr : lieu où sont pris en charge les bateaux pour être démontés] en échange d’une somme ridicule. » Mais c’était sans compter sur Geneviève qui, frappée d’un véritable coup de cœur, décide de l’acheter pour y emménager avec sa famille, à une époque où aucun Lyonnais n’avait encore songé à vivre sur l’eau. Avec l’aide d’un ami d’enfance menuisier et de sa fiancée architecte, Geneviève et Paul entreprennent des travaux avant de s’installer en face de l’opéra, à l’emplacement où le majestueux Balthazar flotte toujours.
Derrière le charme de cette nouvelle vie sur l’eau se cachent pourtant de nombreux défis. « Habiter sur une péniche, c’est beaucoup de bonheur, mais aussi des contraintes : il faut obtenir un permis de navigation, vérifier l’amarrage lors des crues et, surtout, passer 58 contrôles tous les dix ans pour vérifier le respect des normes de sécurité. » Mais cela n’a pas freiné Geneviève, qui s’est également engagée dans une bataille pour préserver son environnement. Un jour, lorsque la mairie est venue sur les quais pour abattre les arbres, elle s’est enchaînée à l’un d’eux : « Je leur ai dit qu’ils devraient d’abord me couper moi ! » Grâce à sa détermination, le projet a finalement été abandonné et les arbres sauvés.
Cet acte reflète bien l’attachement profond de Geneviève pour la nature. Écologiste chevronnée, la retraitée milite au sein de diverses associations environnementales et co-préside le collectif des Péniches de Lyon, avec lequel elle anime des formations pour sensibiliser à la protection des fleuves. Son bateau fait aussi office de quartier général, où les activistes se réunissent pour préparer leurs actions. Un lieu propice à l’engagement, certes, mais pas seulement : car Geneviève est aussi une bonne vivante, qui aime organiser des fêtes sur sa péniche. Comme elle aime le rappeler : « À Lyon, il y a trois fleuves : le Rhône, la Saône et le Beaujolais. »
À la croisée de la ville et de la nature : « Vivre ici procure une joie intense »
Habitant le fleuve depuis plus de 40 ans, Geneviève et sa famille se sont parfaitement intégrées à la nature qui les entoure, au point de vivre en symbiose avec la faune voisine. Il y a les poissons qui viennent se nourrir à la fenêtre, les canetons qui voient le jour sur la terrasse ou encore la pie voleuse qui, au grand agacement de Geneviève, se régale des fruits de son olivier. « Vivre ici donne la sensation de faire partie du vivant et nous oblige à cohabiter dans le respect des uns et des autres. Lorsqu’on peut ne pas être des parasites, comme les humains le sont de façon générale, ça procure une joie intense. »
Un mode de vie qui a séduit de nombreuses personnes, venues à leur tour s’installer sur une péniche. À ce jour, la ville de Lyon compte ainsi une petite communauté de 85 bateaux-logements. Quant à Geneviève, pionnière parmi ces habitants, elle ne regrette en rien d’avoir suivi son intuition : « Avant d’habiter sur une péniche, je ne savais pas ce que c’était. Mais si on ne prend pas de risques, on n’avance pas. » En se penchant par-dessus bord, les souvenirs des premières chutes dans le Rhône de Lola, sa fille cadette, remontent à la surface. « Pour elle, c’est l’évidence : lorsqu’on habite quelque part, c’est sur un bateau. »