Personnage qui marqua un tournant dans la structure des contes classiques, Shrek est l’anti-héros par excellence. Pour la célébration des 20 ans de la sortie du premier opus au Festival Lumière le 10 octobre 2021, l’Écornifleur analyse les facettes d’un personnage qui a marqué les publics, bien au-delà du cinéma d’animation.

2002, une cérémonie des Oscars et des lauréats inhabituels : entre des bancs d’acteurs en chair et en os, des personnages animés effusent comme pour de vrai à l’annonce du verdict. Parmi eux, ce sont Shrek et son acolyte hyperactif l’Ane qui remportent le premier prix animation de l’histoire de la récompense. C’était il y a 20 ans et l’ogre vert, sale et grincheux et son âne de compagnie avaient conquis les salles du monde entier, avec plus de quatre millions d’entrées en France en 2001. Le film de Andrew Adamson et Vicky Jenson avait aussi ouvert la voie prolifique des animations 3D. Ce succès inspirera d’ailleurs quatre opus (et bientôt un cinquième, prévu pour septembre 2022), chacun comme une avancée de l’histoire précédente.

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C’est pour cette permanence que Sam Summers, professeur à l’Université de Middlesex à Londres et « Shrekspert » mondial contacté par l’Ecornifleur, a consacré un livre à son étude :

« À l’époque, il y avait un vide académique à son sujet, alors qu’il a eu une énorme implication dans le développement des personnages et des histoires des films d’animation ».

Sam Summers

Virage pop-culture et « humour sous-textuel »

Initialement reclus dans son marais et foncièrement célibataire, Shrek finira béni dans le luxe des strass et paillettes de Far Far Away (une parodie enchantée de Beverly Hills) avec sa femme Fiona, ses trois enfants, que l’on découvre dans le Shrek 2. « L’histoire se base sur des références à l’univers des stars d’Hollywood, détaille Sam Summers. L’intérêt vient d’un contraste entre ce que l’on attend d’un conte de fées et la réalité. C’est un nouveau genre d’humour qui n’existait pas dans les films d’animation ».

Pour la première fois dans l’histoire du genre, le décalage humoristique entre conte et réalité prend le cœur de l’histoire et s’accompagne d’un nouveau genre de discours :

« Il y a dans Shrek ce qu’on appelle l’humour sous-textuel, qui va reprendre des blagues de l’humour populaire. Les références pop-cultures, c’est marrant parce que l’on reconnaît les situations », ajoute le « Shrekspert ».

Sam Summers

Ces codes s’expriment à tous les niveaux : les musiques populaires de Smash Mouth et une reprise brisée de « Hallelujah » de Leonard Cohen plutôt que des bandes originales, le doublage par des voix déjà très familières comme Eddy Murphy pour l’Âne. « Shrek a développé l’usage de références connues, cela va devenir très courant par la suite dans les films d’animation », souligne Sam Summers.

Icône multifacette

En plus de son ancrage pop, le personnage de Shrek est inspiré de l’ouvrage de William Steig, illustrateur et auteur prolifique de livres pour enfant, œuvrant notamment dans les pages du New Yorker au début du siècle dernier. Shrek !, publié 11 ans avant le film d’animation, raconte l’histoire similaire d’un ogre qui trouve l’ogresse de ses rêves et part à l’aventure pour la conquérir. Après son décès en 2003, des hommages au papa du monstre vert sont apparus dans les génériques de Shrek 2 et de Shrek le troisième.

Des spécialistes voient dans le personnage de Shrek une référence au catcheur français très populaire aux Etats-Unis au milieu du siècle dernier, Maurice Tillet. Atteint d’acromégalie, une maladie qui provoque une croissance permanente des membres et des problèmes de santé, il attire la sympathie derrière une stature impressionnante et un visage aux traits forts, proches du bonhomme vert de chez Dreamworks – bien que le studio n’ait jamais confirmé l’hommage.

Sa stature sociale, son accent écossais – assuré par la version anglaise de Mike Myers – peuvent aussi évoquer une certaine image de la classe ouvrière du siècle dernier. « Il y a effectivement un discours politique, précise Sam Summers. Dans Shrek 2 par exemple, ils essayent de briser les codes avec tout le discours autour du syndicat de l’usine à potions magiques qui se soulève contre sa hiérarchie ». Marraine la bonne fée, normalement bienveillante, est dépeinte en cheffe d’entreprise mégalomane et autoritaire.

Le chaos, les memes et la politique

Dans la culture internet et sur les pages de memes, c’est le côté fortement reproductible de l’orge à trompes vertes qui est exploité. Cela s’est illustré dernièrement chez des militants contre la loi anti-avortement, passée au Texas le 1er septembre. Une plateforme montée par le groupe Texas Right to Life servant à dénoncer les personnes qui se font avorter s’était faite envahir par des images de Shrek. « Ce n’est pas que Shrek se bat pour les droits de la femme, ou qu’il représente la lutte », tranche Sam Summers. Dans un chapitre de son livre, le maître de conférences à Londres détaille une « icône de l’ère 2000 » qui a gardé une grande popularité auprès des milieux subcultures : « Shrek a une personnalité vraiment différente dans les memes que dans les films. Le personnage est moins caractériel, grincheux, il est chaotique, anarchique et fun, ce qui se prête bien à l’idée d’aller envahir une plateforme ».

« Beaucoup de gens ont des associations nostalgiques vraiment positives avec Shrek, ajoute Hailey, 30 ans et administratrice d’une page Facebook consacrée à Shrek de plus de 1300 abonnés. C’est aussi lié au fait que les gens font des memes pour être drôles, ce qui est bien sûr un sentiment positif, couplé avec les associations positives avec Shrek, et à la dichotomie propre à un personnage pour enfant utilisé pour de l’humour adulte plus grinçant ».

Hailey, administratrice de la page Facebook « I don’t know which of you needs to see this shrek meme but here you go »

Chez les jeunes adultes comme Hailey, c’est une réminiscence de l’enfance mais surtout un symbole de son dépassement, notamment chez celle « socialement aliénée » : « Il a promu toute l’idée de l’acceptation du corps et de l’amour des gens pour ce qu’ils étaient intrinsèquement ».