Au début du mois de mars, les journalistes de l’Ecornifleur sont partis en immersion dans des univers associatifs et professionnels très divers. Dans ce premier épisode, rendez-vous sur les pistes enneigées de Lans-En-Vercors avec Clémence, pour une nuit en dameuse.

De décembre à mars, Jérôme Blanc passe toutes ses nuits dans sa dameuse, à entretenir les pistes pour les skieurs. Dameur depuis presque 30 ans dans la petite station de Lans-en-Vercors, en Isère, il m’a accueillie dans sa machine pendant plus de six heures. 

La Pisten Bully 300W Polar de Jérôme à l’œuvre. Lans-en-Vercors, 6 mars 2020 © Clémence Ballandras

2h45 du matin. Pas une seule lumière à l’horizon : tout le village de Lans-en-Vercors semble plongé dans un sommeil profond. Mais c’est sans compter sur les dameurs de la station, pour qui la soirée ne fait que commencer. 

J’attends sur le parking de l’Office du Tourisme, quelques flocons tombent. Un moteur ronfle au loin, des phares se distinguent dans la pénombre : Jérôme arrive. Une cinquantaine d’années, tout sourire, casquette vissée sur la tête. Je grimpe dans sa voiture pour rejoindre la station de ski, à une quinzaine de minutes du village. Sur la route, une fine couche de neige s’est déjà déposée. La voiture zigzague, mais Jérôme a l’habitude : « Il ne faut surtout pas freiner, sinon, c’est le fossé assuré ! » 

3h00 : Arrivée devant les ateliers  

Dans les ateliers de la société des remontées mécaniques, Alexis et Michaël, les deux autres dameurs, sont déjà là. Avant de commencer, passage obligé par un café et des petits gâteaux, pour tenir toute la nuit. « Nous sommes 4 dameurs à Lans. Il y en a trois qui sont en permanence sur le domaine alpin, et un polyvalent, qui s’occupe des pistes de fond et du déneigement des parkings », explique Jérôme. Ici, rien n’est laissé au hasard : la neige récupérée sur les parkings est conservée, et mise sur le bas des pistes. « C’est d’ailleurs ce qui nous a sauvés cette année, c’était très difficile au niveau de la neige », précise mon chauffeur.

« Pour renouveler les dameuses, il faut être sûr de faire des bonnes saisons, car une machine comme ça coûte 420 000 €»

Les trois hommes m’expliquent qu’ils ont tous été perchman avant d’être dameur, afin de « mettre un pied dans la station ». Pour se former, il existe un certificat de qualification professionnelle de conducteur d’engins de damage, constitué d’une épreuve pratique et d’une épreuve théorique. Il faut alors mémoriser un livre d’une centaine de pages : « Il y a tous les sommets des montagnes, des éléments juridiques… pleins de choses qui ne servent à rien, mais bon, on est obligés », rigole Alexis. « Ce qui est le plus important dans la formation, c’est la sécurité du chauffeur. Par exemple, il faut bien respecter les trois points d’appui quand on monte dans la machine ». Alexis, c’est sa 4e saison à Lans. Jérôme, lui, dame depuis 29 ans les pistes noires et rouges de la station.

3h15 : C’est l’heure de rejoindre les dameuses  

Postées à l’extérieur, les trois machines sont toutes des Pisten Bully, chacune de modèle différent. Celle de Jérôme dispose d’une particularité : c’est une dameuse équipée d’un treuil, dispositif qui permet le déroulement et l’enroulement d’un câble qui tracte la machine sur les pistes les plus pentues. Cela fait 16 ans qu’il la conduit, avec plus de 8700 heures passées dans l’habitacle : « J’aimerais bien une nouvelle, mais il faut être sûr de faire des bonnes saisons, car une machine coûte 420 000 €. »

Chacun grimpe dans sa dameuse, en prenant bien soin de prendre le talkie-walkie qui permet de garder contact avec les autres. A l’intérieur, deux fauteuils, des haut-parleurs pour la musique, et toute une série de manettes et d’écrans. Heureusement, la Pisten Bully est chauffée, bien utile pour supporter les températures extrêmes à l’extérieur. Jérôme commence par emprunter le chemin de l’Ecureuil, pour rejoindre la piste rouge des Oursons : « Les pistes rouges et noires sont faites en premier, car ce sont des skieurs confirmés qui les empruntent, donc c’est moins gênant s’il reneige dessus plus tard », explique le chauffeur. 

Les puissants feux éclairent l’étroit passage, tout juste assez large pour laisser passer la machine. Sur le chemin, il explique le fonctionnement de la dameuse. Devant, c’est la lame qui permet de pousser et niveler la neige, mais aussi couper les bosses. Il gère sa position grâce à sa manette, à droite du volant. Ensuite, la Pisten Bully avance grâce à des chenilles, surmontées de barrettes de 10 centimètres de haut.  Derrière, se trouve la « fraise », qui chasse l’air du manteau neigeux, et enfin la « bavette », tapis de finition qui lisse le sol. 

Vue depuis l’habitacle de la dameuse, sur l’étroit chemin des Ecureuils. Lans-en-Vercors, 6 mars 2020 © Clémence Ballandras

3h30 : Arrivée sur la piste des Oursons

Caché dans la neige, se trouve un crochet, auquel Jérôme peut attacher le treuil. « C’est plus difficile que pour mes collègues, car je dois souvent descendre de la machine pour aller m’accrocher. Mais au moins, ça me tient éveillé ! ». Il faut bien faire attention à ne pas glisser sur les chenilles en descendant de la dameuse, et se tenir aux différentes prises. Heureusement, en cas de chute, le talkie-walkie permet d’envoyer un signal. 

Une fois accroché, le câble peut se dérouler sur près d’un kilomètre, se fondant parfois dans la neige. « Quand on commence tôt le soir, il faut faire très attention aux randonneurs. L’autre fois, un gars est passé pas loin de mon câble, j’aurai pu le couper en deux », confie Jérôme. 

Commence alors le début d’une série d’aller-retour, de haut en bas puis de bas en haut. C’est assez impressionnant, surtout dans le sens de la descente. Pour tourner, il faut prendre soin de ne pas remuer la terre, qui n’est pas très loin sous la couche de neige. Jérôme le confirme : « Pour être dameur, l’idéal, c’est de faire du ski soi-même. On voit mieux les défauts de la piste et on peut les rectifier ». Le dameur, avant de faire de l’entretien de la neige son métier, était compétiteur de ski. Il a aussi exercé le métier de bûcheron pendant plus de 20 ans, en dehors des périodes de ski. Aujourd’hui, il est élagueur au printemps et travaille dans les travaux publics l’été. Jérôme ne s’était pas prédestiné à être dameur : « C’est les gens de la station qui sont venus me demander, et j’ai accepté. Maintenant, c’est devenu ma passion »

Alors que l’on entame un autre aller-retour, Jérôme ronchonne : « la neige n’est pas bonne, elle est pleine d’eau, et la couche fraîche se marie mal avec celle du dessous ». Comme souvent cette année, où « il n’a fait qu’alterner entre pleuvoir et neiger. Je n’avais jamais vu ça en 30 ans : j’ai dû ré-enneiger les pistes sur 400 mètres, alors que d’habitude, c’est juste sur une vingtaine de mètres ». Heureusement, si la neige manque trop, la station dispose de plusieurs canons à neige : « On doit alors récupérer la neige et la monter avec nos dameuses »

Du réchauffement climatique et du manque de neige, Jérôme n’en n’est pas trop inquiet : « Maintenant, personne ne garde le même métier toute sa vie. Quand y’aura plus de neige, on ira vendre des frites au bord de la mer ! Ou alors, continuer à damer là-bas », s’amuse t-il. Aujourd’hui, des anciennes machines de damage sont même reconditionnées pour être utilisées en bord de mer. 

4h 20 : Jérôme accroche le treuil en haut des Ours

Au détour de la piste, j’aperçois un chemin déjà travaillé par Alexis. J’apprends qu’un grand soin est apporté à l’esthétisme : « Les collègues s’occupent d’abord de damer les chemins, et je passe ensuite sur la piste principale. Comme ça, les traits ne sont pas discontinus » explique Jérôme. « Moi je veux faire les plus belles pistes possible pour les clients. C’est eux qui nous font vivre, donc on les bichonne ».

« Chaque jour, c’est près de 5000 tonnes de neige qui sont descendues et que l’on doit remonter »

La dameuse continue inlassablement de pousser la neige et de la répartir uniformément sur la piste. « Chaque jour, un skieur descend environ une tonne de neige. Si on considère qu’il y a près de 5000 passages, c’est près de 5000 tonnes de neige qui sont descendues et que l’on doit remonter », explique le dameur. En plus des pistes, Jérôme se charge également de damer sous les remontées des téléskis. Une entreprise particulièrement délicate, tant le chemin est étroit. Il faut également prendre soin de ne pas toucher le câble de la remontée avec le câble du treuil. Je dois m’accrocher pour ne pas glisser de mon siège. 

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Jérôme, 29 ans de métier et toujours la même passion. Lans-en-Vercors, 6 mars 2020 © Clémence Ballandras

« A cause des horaires décalés, c’est difficile pour la vie de famille »

Près d’une heure plus tard, c’est au tour de la piste noire du Slalom. Le brouillard est là, rendant la visibilité plus difficile. « C’est sûr qu’on doit damer dans toutes les conditions, et quand il y a de la neige et du brouillard, c’est vraiment pénible », reconnaît Jérôme. « On est vraiment tributaires de la météo dans ce métier, selon les chutes de neige, le temps, on part à des horaires complètement différents ». Le temps de travail peut alors être plus ou moins long selon les conditions : « On finit quand on a fini de tout damer. Du coup, on fait souvent des heures supp. Une fois, on a dû bosser de 17h à 6h du matin avec seulement 1h de pause.»

Jérôme l’avoue : « A cause des horaires décalés, c’est difficile pour la vie de famille. Y’a beaucoup de gars qui ont envie de faire dameur, mais ils s’arrêtent vite quand ils ont envie de fonder une famille. C’est un peu la hantise de la station, c’est que les jeunes restent 3, 4 ans, et après qu’ils partent quand leur dame ne supporte plus ». Mais lui, c’est un passionné : « Notre métier, c’est vraiment important parce que les autres sont tributaires de nous. Si on ne dame pas bien, la neige ne tient pas et donc la station est obligée de fermer. Quelque part, on permet de conserver l’emploi des autres »

6h15 :  Jérôme s’attaque à la piste noire des Gentianes   

La fatigue qui s’installe et le roulis de la machine me donnent progressivement la nausée. Heureusement, la fenêtre côté passager me permet de prendre une bouffée d’air frais revigorante. Jérôme s’en amuse gentiment : « Vous pourrez le noter ça, que vous avez eu le mal de mer dans une dameuse ! ». De son côté, il ne montre aucun signe de fatigue. Pour cause, il doit être très attentif et gérer quatre choses en même temps : la fraise, le volant, le treuil et la lame. En descendant la piste, il me raconte avec fierté sa victoire de 2017, lorsqu’il est arrivé à la deuxième place du Championnat de France de damage, regroupant 144 chauffeurs de stations de la France entière. 

Vers 7h, le jour commence à pointer, et les sapins fraîchement enneigés se découpent plus précisément à l’horizon. Je descends quelques minutes de la Pisten Bully, profitant du panorama à couper le souffle et du silence enivrant de la montagne. Jérôme, lui, ne s’arrête pas une seconde, et grignote quelques granolas afin de reprendre des forces. 

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La dameuse tirée par le câble, remontant la piste des Gentianes. Lans en Vercors, 6 mars 2020 © Clémence Ballandras

A 8h50, toutes les pistes sont damées. Il ne reste plus qu’à descendre avec la machine par le téléski de la Roche Rousse. En tout, c’est cinq pistes et plusieurs téléskis qui auront été damés en six heures par Jérôme. Encore dix minutes avant l’ouverture de la station, alors le chauffeur en profite pour faire un petit arrêt et prendre quelques photos. En remontant dans l’habitacle, il me montre fièrement ses derniers clichés. Il doit y en avoir plus d’une centaine dans son téléphone : la dameuse dans la nuit, la dameuse dans la neige, la dameuse sous le soleil… 

9h10 : Fin d’une longue nuit de damage

Les premiers skieurs sont déjà là quand on arrive en bas de la station. Gyrophares et alertes lumineuses sont mis en action, afin de les prévenir de la présence de l’imposante machine. 

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Jérôme fait le plein après une longue nuit de damage. Lans-en-Vercors, 6 mars 2020 © Clémence Ballandras

On arrive devant les ateliers, où les deux autres dameuses sont déjà stationnées. Jérôme fait le plein : c’est plus de 100 litres d’essence consommés pour 6h de damage. Le mécanicien vient à sa rencontre, Jérôme s’inquiète d’un bruit qui semble venir du treuil. Alors, c’est une série de tests qui sont menés pour comprendre l’origine du bruit parasite. 

Quelques minutes plus tard, c’est le directeur de la station qui vient saluer Jérôme. Il est presque 11 heures, mais le dameur ne semble pas pressé de partir. Pourtant, ce soir, il repart à 17h30. A peine quelques heures pour se reposer, avant de passer de nouveau la nuit dans sa machine, en compagnie des sommets enneigés.

Par Clémence Ballandras