Depuis maintenant neuf mois, épidémie de Covid-19 oblige, les pistes de danse lyonnaises sont fermées au public. Charges qui s’accumulent, sentiment d’abandon et visibilité réduite, le secteur de la nuit tente tant bien que mal de s’en sortir dans l’incertitude ambiante.

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Le Super 5 n’est pas à la fête ; Place Sathonay, 1er arrondissement de Lyon, 15/12/2020 ©Arthur Weil-Rabaud

« Notre secteur se meurt à petit feu ». Le ton de Thierry Fontaine, président de la branche Nuit de l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH) et propriétaire de quatre établissements en région lyonnaise, est lourd, laconique.

Fermés pour lutter contre la propagation du Covid-19 depuis le 14 mars dernier, les établissements de nuit n’ont toujours pas rouvert. « Ça dure depuis 278 jours », soupire-t-il.

Une fermeture liée à leur caractère clos, qui facilite la transmission du virus comme le rappelle une étude nationale menée par l’épidémiologiste Arnaud Fontanet (Institut Pasteur), qui souligne notamment le « risque élevé d’infection par le SARS-CoV-2 à l’occasion des repas et des réunions privées ». Cette décision se base aussi sur les recommandations du Haut Conseil de la Santé Publique, qui estimait le 27 mai dernier que « les discothèques et les festivals accueillant de très nombreux spectateurs ne peuvent respecter les recommandations du HCSP ».

Privé de ses habituels fêtards, le secteur est soutenu par l’Etat, qui multiplie les aides mais cristallise aussi les critiques, accusé de ne pas en faire assez. À Lyon, les manifestations d’indépendants réunissant les professionnels du secteur se sont multipliées récemment pour alerter sur leurs conditions.

Pour débloquer la situation, plusieurs réunions ont été organisées entre Alain Griset, ministre délégué chargé des PME, et les professionnels du monde de la nuit, dont des représentants syndicaux (Syndicat National des Discothèques & Lieux de Loisirs, UMIH…). Dernière en date, une réunion mercredi 16 décembre en visioconférence, d’où Thierry Fontaine est ressorti « rassuré » par les promesses faites d’un maintien du soutien étatique jusqu’à la réouverture des établissements.

“Je veux de l’équité et de la justice”

L’incompréhension du gouvernement. C’est le sentiment qui domine parmi les acteurs de la nuit. « Les décisions sont injustes », affirme Alain Nahum, patron du Cabana Café situé dans les Pentes de la Croix-Rousse.

En cause notamment, le traitement jugé inégal entre les bars et les discothèques. Ces dernières sont catégorisées N (restaurants et débits de boisson) comme les bars, mais leur activité principale est catégorisée P (salles de danse et salles de jeux). Une différence majeure, qui a permis la réouverture des bars entre les deux confinements mais pas celle des boîtes de nuit, alimentant un sentiment d’injustice. « Je veux de l’équité et de la justice entre les établissements », martèle Thierry Fontaine.

Les syndicalistes dénoncent aussi l’iniquité de traitement entre les différents métiers du monde de la nuit. « Il faut arrêter de vouloir séparer tous les secteurs. Pourquoi met-on les artistes au ministère de la Culture, alors que les gérants de boîtes de nuit sont au ministère de l’Intérieur ? », s’interroge Aurélien Dubois, président de la Chambre Syndicale des Lieux Musicaux Festifs et nocturnes (CSLMF). Pour beaucoup, l’État ne comprend pas les attentes du secteur et ne prend pas de décisions claires et lisibles. « Le flou domine », ajoute François, gérant du Paradox dans le 1er arrondissement.

« J’ai zéro information de la part de l’Etat »

« C’est clair qu’il y a une gêne palpable au gouvernement sur le simple fait d’évoquer les discothèques », raconte Thierry Fontaine. Les critiques portent sur l’inconfort de l’Etat à gérer ce secteur. « Il y a peu de cohérence dans les décisions gouvernementales », déplore François. Un sentiment d’abandon et de maintien dans un flou total. « J’ai zéro information de la part de l’Etat », affirme Alain Nahum, gérant du Cabana Café.

Pour certains, le problème est plus profond : ils ont l’impression que le monde de la nuit est vu comme celui de fêtards inconscients. Pour Aurélien Dubois, « c’est grave de voir qu’on associe notre secteur à des gens irresponsables ». « J’ai l’impression que les médias nous voient comme un secteur de camés qui se shootent et s’en foutent des consignes sanitaires », ajoute le DJ lyonnais Crowd Control

Entre manque de considération et absence de visibilité, le monde de la nuit lyonnais ne se sent pas écouté.

L’Etat au chevet de la nuit lyonnaise

Une première aide de 1500 euros pour compenser les pertes de chiffre d’affaires avait pourtant été mise en place au mois de mars, dans le cadre du fonds de solidarité aux entreprises. Subvention complétée par le déblocage d’une enveloppe de 50 millions d’euros en juillet. « Ce plafond couvre les charges d’environ 85 à 90 % des établissements du monde de la nuit », a assuré Alain Griset le 24 juillet en précisant le montant des aides financières.

Cette aide mensuelle de 15 000 euros pour trois mois (juin, juillet, août) avait pour but de couvrir les charges fixes (loyers, eau et électricité…) des 1600 discothèques françaises. Une somme jugée insuffisante par Aurélien Dubois : « 15 000 euros ce n’est pas assez. Notre moyenne chaque mois est autour de 45 000 euros ». Certains n’en ont même pas vu la couleur, comme Alain Nahum : « Ils nous ont promis 10 000 euros mais je n’ai eu que 1500 euros ». Un décalage principalement lié à sa solitude face à la complexité de l’administration et le retard dans le traitement des dossiers.

Malgré ces longueurs administratives, l’Etat se montre actif. Prolongé une première fois en septembre jusqu’à la fin de l’année, ce soutien financier devrait rester en place « jusqu’à la réouverture des discothèques, le temps de la fermeture administrative », nous indique Thierry Fontaine suite à la dernière réunion avec Alain Griset. En parallèle de ce fonds d’urgence, les établissements misent sur les prêts garantis par l’Etat pour éviter la faillite. Propriétaire du Loft Club et de trois autres établissements, Thierry Fontaine a bénéficié de 700 000 euros pour deux de ses établissements, mais demande « une rallonge de 100 000 pour payer les charges ». Des aides malgré tout « suffisantes pour beaucoup de structures », concède le syndicaliste.

Certains acteurs lyonnais ont aussi bénéficié d’aides locales. Elles proviennent du fonds d’urgence culturel de la Ville de Lyon, créé l’été dernier et d’une valeur de 4 millions d’euros. Accordées sur demande, les premières dotations (2.722.647 euros) ont été votées après étude des dossiers, en conseil municipal le 19 novembre dernier, au bénéfice de 277 acteurs (180 structures, 97 personnes physiques). C’est notamment le cas du Sonic, une péniche à la fois bar, salle de concert et boîte de nuit (50 000 euros) et de Culture Next, société gestionnaire du Sucre, club reconnu et espace culturel hybride sur le toit de la Sucrière (30 000 euros).

Deux salles, deux ambiances 

Tous les acteurs de la nuit ne sont pas autant impactés. Contrairement aux gérants, « sans revenus depuis mars », rappelle Thierry Fontaine, de nombreux acteurs bénéficient du soutien de l’Etat. C’est le cas des salariés du secteur, au chômage partiel : un gage de sécurité car 85% de leur salaire horaire net sont assurés par l’Etat, le reste étant à la charge des chefs d’entreprise.

Quant aux artistes, ils sont protégés par le statut d’intermittent du spectacle, qui leur permet de garder la tête hors de l’eau. « Moi, je ne peux pas me plaindre par rapport à d’autres, j’ai de la chance », raconte Antoine Bonomi. DJ résident à la Folie Douce à Val d’Isère et dans des clubs lyonnais, Antoine mesure sa chance d’être intermittent. « J’ai fait ma saison d’hiver comme d’habitude et en mars, j’ai arrêté de faire des cachets. Pôle emploi a pris le relais directement », explique-t-il.

Crowd Control, DJ et fondateur lyonnais du label Happiness Therapy, est du même avis. « Chômeur traditionnel depuis mars », il touche « 1300 euros par mois » grâce à ce statut. Il se réjouit d’ailleurs de la décision de l’Etat de prolonger les droits des intermittents jusqu’en août 2021, « une année blanche pour essayer de rebondir ».

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Crowd Control à l’Hippodrome d’Auteuil, Paris, Juin 2019 © Droits réservés @crowdcontrol92

Cette fermeture forcée est l’occasion pour certains de se réinventer et de préparer l’avenir. François, gérant du Paradox, explique : « j’essaie de diversifier mes activités. Je suis en train d’installer un tatoueur, un espace créateur avec une fripe et un autre pour la réparation de vélos ». Une mue obligatoire pour survivre.

Les artistes aussi se montrent créatifs. « En ce moment, je me concentre sur le côté artistique, j’essaie de produire des sons », raconte Antoine Bonomi. Un processus créatif qui s’accompagne de prestations « live » sur les réseaux sociaux comme Instagram ou Twitch. Un moyen de rester proche de sa communauté, même si « c’est difficile de produire de la musique de club … sans clubs », tempère Crowd Control. 

Un secteur qui commence à trouver le temps long. « Je pense qu’il n’y aura pas de visibilité avant les vaccins », affirme Aurélien Dubois. Pour le secteur de la nuit, la réouverture est aussi incertaine que la fin de la pandémie. « On ne pense pas rouvrir avant l’été, voire septembre 2021 », conclut-il, amer.