« Il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d’une goutte d’eau qui tombe et le communiquer, ce frisson, que d’exposer le meilleur programme d’entraide sociale ». C’est ainsi que Luc Dardenne exposait dans Au Dos de nos images (1995-2000) l’essence du cinéma qu’il réalise depuis maintenant quarante ans avec son frère Jean-Pierre. Ni politique, ni militant, mais un cinéma comme art du réel, ancré dans les rapports de domination du monde social. Un souci du social qui s’est traduit le plus souvent par l’envie de représenter les rapports sociaux de classes dans leur jus, sur le marché du travail, là où ils se manifestent avec la plus grande violence. Cette réalité-là, les frères Dardenne la connaissent, ils l’ont touché du doigt chez eux dans le bassin industriel de Seraing en Belgique.

Une construction scolaire de certaines problématiques sociales

Mais plus qu’une goutte d’eau qui tombe et le frisson qui s’en suit, c’est souvent selon la même grammaire-lourde-que les frères Dardenne ont procédé dans leur film. Et comme les grands naturalistes du XIXe siècle ont pu tomber parfois dans la démesure, les frères Dardenne se parfois aventurés sur des terrains qu’ils maîtrisaient trop peu, au risque de tomber dans le piège d’une construction trop « scolaire » des problématiques sociales. C’est ainsi que Le Jeune Ahmed (2019) interprété par Idir Ben Addi, reprend méthodiquement une par une les étapes de la radicalisation islamiste jusqu’à faire d’Ahmed un personnage idéal-typique de l’embrigadement. C’est ainsi également que Lorna dans Le Silence de Lorna met le doigt dans un dynamique maffieuse avec tous les ingrédients un peu trop classiques du milieu : mafia russe, mariage arrangé, pression… Au risque de tomber dans une construction artificielle des personnages et des environnements, ces derniers se réduisant à un rôle purement illustratif des phénomènes sociaux.

Dans “Le Jeune Ahmed”, les frères Dardenne touchent les limites de leur méthode.  © DR

Un sous-prolétariat d’exclus parmi les exclus

Et si les détours hasardeux qu’ils ont fait dans les milieux de la radicalisation islamiste et dans le grand banditisme sont intimement liés à leurs préoccupations sociales, les frères Dardenne excellent davantage dans la mise en image d’un prolétariat divisé, décimé par des années de néolibéralisme sauvage. Mais encore ici, peu d’héros et d’héroïnes dardenniens n’ont échappé à la narration des classes populaire que les Dardenne cherchaient à porter à l’écran. Une vision quasi unidimensionnelle des classes populaires, réduisant ces dernières à sa frange la plus prolétarisée, belle à l’écran car nourri d’une colère sourde, désorganisée et donc moins dangereuse. De Sandra dans Deux Jours une nuit, à Rosetta en passant par Igor dans La Promesse ou encore Lorna dans Le Silence de Lorna, les Dardenne nous donnent à voir un sous-prolétariat d’exclus parmi les exclus qui cache la pluralité des situations sociales et économiques plurielles des classes populaires.

« Je regrette finalement les films un peu cons où l’on voyait des employés »

Yann Darré, spécialiste du cinéma social

Cette vision unidimensionnelle porte en elle une invisibilité politique des ouvriers et employés intermédiaires victimes, eux aussi, d’un lent mais inexorable déclassement mais peut-être pas assez « télégénique » pour les porter à l’écran. Comme le rappelle à propos Yann Darré, spécialiste du cinéma social : « les classes populaires représentent largement plus de la moitié de la population. Et, parmi elles, la partie que l’on représente le plus, proportionnellement, est le lumpenprolétariat, c’est-à-dire ceux qui sont exclus du social. L’impression d’abandon peut malheureusement se trouver renforcée par la défense des seuls immigrés ou des seuls SDF » et d’ajouter : « je regrette finalement les films un peu cons où l’on voyait des employés ».