Christophe Pradeau, maître de conférences à la Sorbonne.

Comment peut-on définir un classique du cinéma ?

Pour faire simple, c’est un film autour duquel il y a un consensus pour dire qu’il est important de l’avoir vu et de le revoir. On a le sentiment qu’on peut voir indéfiniment les classiques, sans s’en lasser. Et c’est un marqueur traditionnel de l’accomplissement esthétique dans tous les arts. Ce sont des films qui ne sont pas épuisés en une fois. Ils doivent donc rester disponible longtemps après leur sortie, alors même que le cinéma est un art – et une industrie – qui a toujours beaucoup valorisé le présent.

Mais on a très vite voulu imposer l’idée que le cinéma avait aussi une histoire. Avec des œuvres qui sont autant de dates jalonnant cette histoire, pour échapper à la dimension de l’actualité. Et ces œuvres majeures, ce sont les grands classiques. Ils manifestent l’ampleur historique du cinéma, et donc une variété de formes. Dans le programme du Festival Lumière, il y a une catégorie “Grands classiques du noir et blanc” : si notre regard est trop habitué à ne regarder que des films de l’actualité, il peut avoir du mal à s’adapter à des films en noir et blanc. C’est-à-dire à envisager le cinéma dans sa longue durée, pour lutter contre l’oubli. C’est donc une question historique mais c’est aussi une question de l’ordre de l’accomplissement esthétique.

Le classique a-t-il un côté élitiste, car moins familier que le classique en littérature ?

On peut considérer qu’il y a une forme d’élitisme au sens où, quand on connaît bien les grands classiques, c’est qu’on en a vu beaucoup. Être cinéphile, c’est avoir vu un certain nombre de films considérés comme importants à une époque donnée et qui le sont restés. Vous envisagez alors le cinéma, non pas comme un divertissement occasionnel, mais comme un art avec son histoire propre. C’est le trait constitutif du cinéphile, c’est-à-dire quelqu’un qui fait du cinéma une passion. Et en ce sens, la cinéphilie est une forme d’élitisme.

Mais on peut également dire que c’est simplement la manifestation de la dimension historique du cinéma, un refus de l’amnésie. Ce n’est pas parce qu’on est plongé dans ce flux continu de films intéressants qui sortent chaque année, qu’on doit oublier les choses formidables qui ont été faites il y a 20, 50 ou 100 ans.

Le classique est donc une référence, à la fois pour les cinéastes et pour les spectateur·rices ?

La notion de classique est inséparable de l’idée de modèle. Ce sont des œuvres qui sont censées avoir une dimension inspirante. Évidemment, chaque cinéaste va avoir des références différentes car le répertoire des films classiques est vaste. Mais tous expriment leur dette à l’égard de tel ou tel classique : on ne peut pas créer des œuvres sans avoir admiré profondément certains films qu’on aura vus et revus. Le classique, c’est un film avec lequel on n’en a pas fini, dont on n’est pas rassasié. Par exemple, Truffaut prétendait avoir vu La Règle du Jeu de Renoir une cinquantaine de fois.
D’ailleurs, il va bientôt y avoir une nouvelle édition d’un coffret Truffaut, dans lequel on trouve des témoignages de cinéastes d’aujourd’hui qui disent combien leur désir de faire du cinéma s’est en partie forgé grâce à ses films. Un aspect essentiel du rapport au classique, c’est aussi son entretien, physique et intellectuel, qui passe par des commentaires, des explications. Si une œuvre n’est pas entretenue, elle disparaît.

C’est important aussi pour les spectateurs, au sens où les films classiques servent de points de repère. Ce sont des références partagées, une sorte de langage. On en a besoin si on veut par exemple expliquer à quelqu’un pourquoi on a aimé un film. La discussion ne sera vraiment féconde que si on partage des références. C’est aussi pourquoi les cinémathèques du monde entier ont toujours aimé faire des listes de grands films de l’histoire du cinéma, et donc établir des classiques.

Qui décide du fait qu’un film fasse partie des classiques ? Cela vient-il du public, du succès en salle ou bien de la critique, de la qualité du film ?

Ce peut être l’un ou l’autre, ou même les deux à la fois. Le succès durable d’un film construit petit à petit un classique. Par exemple, Les Tontons flingueurs n’a pas été particulièrement encensé par la critique à sa sortie. Mais le succès public et la télévision l’ont construit progressivement comme un film connu de tous. C’est donc devenu un classique et cela a même entraîné des réévaluations de la part de la critique. Le classique peut donc être imposé par le succès, c’est le cas également des films de Louis de Funès, qui ont un succès continu qui ne s’épuise pas.

Mais il y a aussi des films qui ont un succès public modeste et sont constitués en classique par la critique. Parce que certains critiques en font l’éloge, le film va s’imposer petit à petit comme une référence. Comme L’Atalante de Jean Vigo, redécouvert après la Seconde Guerre mondiale grâce aux ciné-clubs. Et quand le cinéma devient une option au baccalauréat, les deux premiers films au programme sont La Règle du Jeu de Renoir et L’Atalante de Vigo. L’enseignement scolaire les prend en charge et ils deviennent des classiques, des films capitaux.

Et il arrive qu’il y ait une convergence : on les appelle parfois des « classiques instantanés ». Dès leur apparition, ils sont perçus comme extraordinairement importants. Alors que la notion de classique s’acquiert avec le temps. Fanny et Alexandre de Bergman, est, dès sa parution, perçu comme un film classique. C’est souvent des œuvres de très haute maturité, venant d’artistes dont la pérennité ne fait plus aucun doute.

Quels commentaires pouvez-vous faire sur la sélection classique du Festival Lumière ? Correspond-t-elle aux caractéristiques évoquées précédemment ?

Toutes les formes du classique qu’on a évoquées sont représentées. Certaines œuvres sont des « classiques instantanés », d’autres ont été imposées par le discours critique de la cinéphilie. Et puis il y a des classiques qui relèvent de cette catégorie de films qui ont un grand succès en salles, et qui doivent ensuite leur statut à la télévision parce qu’il sont passés et repassés des dizaines de fois, rassemblant à chaque fois un large public. C’est le cas de Fanfan la Tulipe de Christian-Jacque, qui ne fut pas considéré comme un classique par les cinéphiles. Mais il est ancré dans la mémoire collective parce qu’il n’a pas cessé d’être disponible. L’œuvre devient tellement familière qu’on a une relation affective avec elle, et on n’est pas très regardant sur ses limites et ses défauts.

Propos recueillis par Clarisse Portevin