Mardi 17 mars, midi. Début du confinement, la France tourne au ralenti. A travers le récit de trois journalistes de l’Ecornifleur, revivez jour après jour la semaine du 15 au 22 mars, celle durant laquelle le pays a basculé, avec la progression de l’épidémie de coronavirus, dans une crise sanitaire inédite depuis un siècle. Pour ce second épisode, c’est au tour de Théophile de nous raconter l’évolution de la situation dans la région Grand-Est, la plus touchée par l’épidémie.

Du jour au lendemain, la majorité des Français a été appelée à se confiner chez soi. Alors que le pays tente de venir à bout de la pandémie de Covid-19, les services de santé sont surchargés et les malades à bout de souffle. Récit d’une semaine funeste dans le Grand Est. 

Comme tous les jours, en me réveillant ce dimanche 15 mars, j’allume ma petite cafetière filtre. Pendant que le café finit de couler, je file à la douche, avant d’engloutir mon petit-déjeuner, propre comme un sous neuf. Puis, avant de beurrer mes tartines et de les tremper dans le café bouillant, j’allume France Inter. Ce matin-là, le directeur général des Hôpitaux de Paris, Martin Hirsh, est l’invité d’Ali Badou, pour faire le point sur la situation sanitaire du pays. Peu ou prou, voici à quoi ressemble mon train-train quotidien, en débutant chacune de mes journées. Cependant, au moment de finir ma tasse et ma baguette, je ne réalise pas, moi non plus, l’impact que va avoir le Covid-19 sur nos vies. 

Dimanche 15 mars, 5423 cas confirmés, un aller simple pour Nancy. Le Premier ministre l’avait annoncé samedi, après les établissements scolaires, au tour des restaurants et autres commerces « non essentiels » de stopper leur activité jusqu’à nouvel ordre. Après avoir déjeuné chez mon ami Arthur, nous rejoignons des amis sur le quai Claude Bernard. À 18 heures, la panique générale vient gâcher le joli coucher de soleil du dimanche soir. Certains prédisent le début du confinement lundi soir, avec une interdiction de se déplacer dans le territoire. D’autres refusent de céder à la paranoïa, en réfutant tout bruit de couloir. En réfléchissant, la perspective de rester confiné dans mon appartement de dix-huit mètres carrés, avec pour seule denrée alimentaire, un paquet de coquillettes, ne me réjouit qu’à moitié. Il est vingt heures. Dans le doute et la précipitation, je commande un aller simple pour la ville de Nancy, dès le lendemain. Après une courte nuit, je pars à 5h53 de la Gare Part-Dieu. Une atmosphère étrange parcourt la voiture 7. À peine assis, place 67, je regarde autour de moi. Pas un bruit, quelques toussotements et des regards en coin. Les gens sont inquiets et méfiants. Muni d’une petite écharpe, je me couvre la bouche comme pour me rassurer, avant de finir ma nuit dans le wagon

Lundi 16 mars, 6633 cas confirmés, une ville endormie. Arrivé à 9h36 à la gare centrale de Nancy, il me reste 15 minutes de marche. J’entame alors d’un pas rapide le dernier trajet à l’air libre, avant le fameux « confinement », pas encore officiellement annoncé. Stupéfait, je découvre une ville presque vide, où l’on entend davantage le chant des oiseaux que le bruit des voitures. Les tramways ne circulent presque plus et tous les commerces sont fermés. Même la petite Brasserie de la Fontaine, où j’avais l’habitude de prendre mon café au lycée, est à l’arrêt. Dans une ville endormie et silencieuse, je regagne ma maison, muet et surpris de ce dont je suis témoin. Dans le même temps, les services du CHRU de Nancy-Brabois annoncent qu’ils vont augmenter les capacités d’accueil de l’établissement. L’installation de lits supplémentaires est prévue dans les heures à venir. L’établissement nancéien, hôpital référent pour la région Lorraine, passerait à 70, voire 80 lits pour accueillir les cas de Covid-19.

Il est vingt heures, ma famille est scotchée devant la télévision. « Nous sommes en guerres », répète à six reprises Emmanuel Macron. Il poursuit : « Parce que nous sommes en guerre, toute l’action du gouvernement et du Parlement doit être désormais tournée vers le combat contre l’épidémie. De jour comme de nuit, rien ne doit nous en divertir. C’est pourquoi j’ai décidé que toutes les réformes en cours seraient suspendues à commencer par la réforme des retraites ». L’exécutif a finalement pris la mesure de la gravité de la situation, au point de stopper l’ensemble des réformes qui avaient tant divisé l’opinion publique ces derniers mois. La quarantaine sera effective sur tout le territoire français. Celle-ci durera au moins deux semaines et débutera mardi, à midi. 

À 20 heures, ma famille devant l’allocution présidentielle d’Emmanuel Macron. Nancy, 16 mars 2020 © Théophile Magoria

Mardi 17 mars, 7730 cas confirmés, pénurie de gel et de masques. Réveillé à neuf heures, ma mère me demande d’aller chercher ses médicaments contre la thyroïde, je m’exécute. À la pharmacie d’Haussonville, j’entame une discussion avec le pharmacien que je ne manque pas de remercier. « Il faut essayer de penser positif, se dire que l’on ressortira grandi d’une telle crise », me lance-t-il. Je lui demande si personnellement, il ressent un changement notoire : « Ce qui est compliqué, c’est de voir la peur des gens dans les yeux. Moi, mon but c’est de rassurer, de détendre et de faire rire les plus inquiets, même si parfois on fait face à des gens tout-à-fait exécrables ». Avant de partir, ce dernier m’indique qu’il n’a plus de gel hydroalcoolique et de masques chirurgicaux, depuis une dizaine de jours. Il me préconise de m’inscrire sur une liste et qu’il se chargera d’appeler personnellement tous ceux qui en commandent. En rentrant chez moi, je croise encore trop de monde flânant dans les rues. Si la majorité des Français semble respecter les directives du gouvernement et les gestes barrières que préconisent les experts, beaucoup de travail reste à faire pour alerter les nombreux « irréductibles » qui ne veulent pas « s’arrêter de vivre ».

Mercredi 18 mars, 9134 cas confirmés, de l’espoir aux fenêtres. Le Grand Est reste la région la plus touchée avec l’Île-de-France. Aux infos, les médias relatent que les services de santé, mais surtout les unités de réanimation, commencent à être saturés. À Mulhouse, l’armée française vient d’hélitreuiller six patients gravement atteints, de l’hôpital du Haut Rhin vers l’hôpital militaire de Toulon. À Nancy, à peine des places se libèrent-elles, à l’hôpital central ou au CHRU, qu’elles sont directement mises à disposition de nouveaux malades. D’après les derniers chiffres fournis par France Bleu Lorraine ce mercredi, le département de la Moselle compte 295 cas confirmés, soit plus que certaines régions comme la Corse, la Normandie ou encore la Nouvelle-Aquitaine. Pour pallier cette période particulièrement noire, à vingt heures dans mon quartier, tous les voisins applaudissent vigoureusement les « héros en blouse blanche ». Pendant l’espace d’une minute aux fenêtres des Français, l’angoisse laisse place à l’espoir.

Jeudi 19 mars, 10995 cas confirmés, pénombre au royaume des blouses blanches. Aujourd’hui, un infirmier est venu à la maison pour désinfecter la plaie de ma sœur. La semaine passée, celle-ci s’était ouvert la main en essayant d’ouvrir une bouteille de vin, en vain. À peine finit-il de s’occuper d’elle, que l’homme, âgé d’une quarantaine d’année, nous fait part de son ressenti. « Quand tu vois le nombre de personnes qui trouvent toujours une bonne raison de sortir, ou ceux qui continuent à aller au travail comme si de rien n’était, c’est complètement inconscient. Nous, ce qu’on demande c’est un confinement total de la population, après avoir sauvé la santé, on verra pour le PIB », lance-t-il. Avant de s’éclipser, il conclut : « Une fois que la crise sera passée, les personnels de santé vont avoir besoin d’être écoutés. Beaucoup sont déjà à bout psychologiquement et physiquement. Je vous garantis qu’il fait tout noir au royaume des blouses blanches. Et ce, depuis des années ».

L’Ecornifleur a demandé à Adrien Louis, étudiant, d’illustrer cet article. © Adrien Louis

Vendredi 20 mars, 12 612 cas confirmés, l’union fait la force. J’apprends que Jean-Claude, le meilleur ami de mes grands-parents maternels, a été testé positif la veille. Au fond de moi, je l’ai toujours considéré comme mon grand-père. On l’a placé dans le centre des maladies infectieuses à Épinal. D’après lui, la bouffe est « dégueulasse » mais les équipes, des agents d’entretien aux médecins, sont aux petits soins avec toutes les personnes hospitalisées. Il nous raconte que les infirmières essaient tant bien que mal de le rassurer, même si on lit dans les journaux que dans le Grand-Est, la situation empire. Le Parisien relate le témoignage d’une infirmière de Mulhouse qui affirme que face au manque de place, les soignants doivent faire des choix et « trier » les patients admis en réanimation. Une décision cornélienne qui laissera à coup sûr des séquelles indélébiles sur ces héros. Aujourd’hui, le quotidien Vosges matin rapporte que des étudiants des IFSI et IFAS (infirmiers et aides-soignants) d’Épinal et de Remiremont, ainsi que des étudiants en médecine de la Faculté de Nancy, vont renforcer les équipes sur place. Des cellules psychologiques dédiées aux soignants émergent également pour venir en aide à ceux qui risquent leurs vies pour sauver les nôtres.

Samedi 21 mars, 14 459 cas confirmés, un inévitable tri. Dans la journée, on nous informe que l’état de mon grand-père s’est dégradé et qu’il a été placé en salle de réanimation, au même titre que 1525 personnes le même jour, selon les chiffres de Santé publique France. Il a contracté une pneumonie causée par le Sars-CoV-2. En détresse respiratoire, son pronostic vital est engagé. Son oxygénation est assistée à l’aide d’une ventilation « artificielle », nécessitant la mise en place d’une sonde dans sa trachée et l’utilisation d’un respirateur. Inconscient, il a été intubé afin de permettre à ses poumons de « fonctionner ». En fin d’après-midi, ses chances de survie sont faibles. Les médecins doivent prendre la décision de mettre un terme ou non à la réanimation, afin de libérer le respirateur pour d’autres malades. C’est donc ça que l’on appelle « trier » les patients. Après une longue journée d’attente, on nous informe que son état s’est finalement stabilisé vers vingt heures ; de quoi nous rassurer le temps d’une nuit. 

Dimanche 22 mars, 16 018 cas confirmés, à qui la faute ? Mon grand-père est mort dans la nuit. Il s’appelait Jean-Claude. Un espèce de colosse d’un mètre quatre-vingt-dix pour plus de cent kilos, arborant une abondante chevelure grise et portant d’épaisses lunettes en écailles. Un bon vivant capable de passer une après-midi à refaire le monde, attablé en famille. D’ailleurs, il était toujours assis en bout de table. À la retraite depuis cinq ou six ans, il avait passé sa vie au service des habitants du petit village de Darney, dans les Vosges. Médecin généraliste, il avait rendu son stéthoscope avec le désir de profiter de sa retraite qu’il imaginait riche de voyages et de plaisirs simples en compagnie de son épouse, Martine. Ce 22 mars, lui, qui aimait être entouré des siens, est décédé seul, inconscient, sans avoir eu le temps de dire au-revoir à quiconque. Selon l’avis du Haut Conseil de la Santé publique, il sera placé dans une housse mortuaire recouvert d’un drap. La mise en bière sera immédiate. Le cercueil ne sera plus ouvert avant la crémation. Le corps de mon grand-père ne sera pas lavé, pas habillé, et toute veillée  sera interdite à la famille. Il n’y aura pas de cérémonie, pas d’église, pas d’enterrement. Aujourd’hui, Jean-Claude est mort, et il n’aura même pas une fleur sur sa tombe. Cette pandémie face à laquelle tout le monde se sent impuissant aura sans doute eu le mérite de nous rappeler que derrière ces chiffres, se cachent des vies, des parcours et des destins injustement écourtés. Si l’heure n’est, certes, pas au bilan, on peut quand même s’interroger sur l’anticipation et la gestion d’une telle crise sanitaire. Comment un pays qui consacre près de 12 % de son PIB à la Santé, et qui en septembre dernier a été sacré meilleur système de santé en Europe, peut-il s’être laissé submerger à ce point ? Les pouvoirs publics ont-ils sacrifié la vie de mon grand-père et la santé des Français au nom des restrictions budgétaires ? En attendant, une seule certitude, la France compte ses morts. 

Par Théophile Magoria