En 1968, dans le film de science-fiction La Planète des singes, adapté du roman de Pierre Boulle, George Taylor, un astronaute, amerrit sur une planète inconnue et se fait capturer par des singes évolués qui ont réduit en esclavage les humains primitifs qui s’y trouvent.

Affiche de La planète des singes, réalisé par Franklin Schnaffer en 1968 ©Walt Disney

En 1969, au cours de la 41e cérémonie des Oscars à Los Angeles, un chimpanzé en costume remet un oscar d’honneur.

Le lien entre ces évènements : les singes … ou plus précisément celui qui se cache derrière les masques de singe. En effet, John Chambers reçoit en 1969 un Oscar d’honneur pour ses maquillages saisissants dans la planète des singes. Un moment surréaliste, qui bouleversera la carrière et le destin du maquilleur.

A l’origine : la guerre

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, John Chambers, âgé de tout juste vingt ans, retourne dans son état natal, l’Illinois. Après avoir été prothésiste dentaire pendant la guerre, il travaille à l’hôpital des anciens combattants de Hines. C’est en remodelant les membres et les visages des blessés de guerre qu’il acquière ses compétences de maquilleur.

En 1953, le prothésiste quitte le bloc opératoire pour les plateaux de tournage. Il rejoint le réseau de télévision NBC (National Broadcasting Television) en tant que maquilleur pour des spectacles en direct. Après avoir travaillé sur son premier film Le tour du monde en 80 jours en 1956, il intègre la société de production cinématographique américaine Universal Pictures. C’est ainsi qu’il marque de son empreinte le cinéma des années 60.

Du zoo au studio

La carrière de John Chambers décolle en 1968, alors qu’il se voit confier la responsabilité de l’atelier de maquillage de La planète des singes. Son défi : créer des masques souples et adaptables pour donner aux primates des apparences à la fois réalistes et humaines. Un travail de longue haleine auquel il se consacre sans relâche, en passant notamment des heures de son temps libre au zoo de Los Angeles pour examiner leurs expressions.

En partant de ses observations, c’est ensuite par ses prouesses techniques que le maquilleur révolutionne le cinéma. Son innovation principale est la composition du maquillage prothétique qu’il utilise : une substance à base de mousse de caoutchouc qui nécessite trois heures quotidiennes de maquillage pour chaque acteur.

Afin de rendre les calottes crâniennes plus mobiles et plus expressives, il compose le visage de ses singes en combinant deux prothèses : l’une constituant le front, les arcades sourcilières et le museau, la seconde formant un menton indépendant. Les pièces de maquillage en caoutchouc sont ensuite collées pièce par pièce sur la peau des acteurs et raccordées par du fond de teint.

Pour des questions pratiques, John Chambers recouvre ses masques d’une peinture qui permet aux acteurs de transpirer. Il met également au point un mélange d’alcool et d’acétone capable de dissoudre les résidus de colle et de désinfecter les prothèses de manière à pouvoir les réutiliser sur des figurants au second plan.

Photos d’une séance de maquilage de Roddy McDowall’s pour la série télévisée La planète des Singes, 1974.

Ces techniques de maquillage avancées parviennent à inverser les positions sociales des humains intelligents et des singes brutaux, au point de devenir une satire des stéréotypes raciaux et de classe. Grâce au travail de John Chambers, le film peut voir le jour et est couronné de succès. Le budget maquillage du film s’élève à 1,5 million de dollars, “Le maquillage était notre plus grande dépense du film (…) et l’appliquer et l’enlever a pris 60 % du temps total de tournage”, détaillait le producteur Arthur Jacobs à Variety.

Afin de créer suffisamment de matériel pour recouvrir les mains et les visages des acteurs pour un total de près de 200 chimpanzés, John Chambers a formé 78 maquilleurs au sein des studios de 20th Century Fox.

La fabrication de ces masques en latex, encore utilisés aujourd’hui, est une prouesse qui a marquée l’industrie des effets spéciaux bien avant la révolution numérique.

C’est ainsi qu’en plus d’être lauréat d’un Oscar d’honneur en 1969, plus d’une décennie avant que l’Oscar du meilleur maquillage ne soit décerné. John Chambers a été le premier maquilleur de cinéma à recevoir une étoile sur le Hollywood Walk of Fame.

L’étoile de John Chambers, au 7006 Hollywood Boulevard.

La médaille du mérite de la CIA en 1980

Pourtant, ce n’est qu’en 1997, que l’ensemble du travail de John Chambers est porté au grand jour. Alors que le président Bill Clinton déclassifie l’opération, on apprend qu’il a reçu la médaille du mérite de la CIA en 1980 pour sa participation à l’extraction de six américains cachés dans l’ambassade du Canada lors de la crise des otages iraniens.

Le film Argo, réalisé par Ben Affleck, met en scène le rôle de Chambers (joué par John Goodman) dans l’organisation de cette extraction. Engagé par l’agent de la CIA Tony Mendez, Chambers met en place une fausse société de production afin de couvrir une équipe prévoyant de tourner un film de science-fiction, intitulé Argo, en Iran. Ce subterfuge doit permettre aux six américains de sortir d’Iran, sous de fausses identités de professionnels du cinéma. Escortés par Mendez, les six diplomates décollent à bord d’un avion Swissair à destination de Zurich le 27 janvier 1980.

Pour rendre la couverture crédible, John Chambers assure leurs couverture à Hollywwod. Afin de convaincre de la véracité du film, il utilise l’ancien bureau de l’acteur Michael Douglas lors du tournage de The China Syndrome (1979) aux Sunset Gower Studios. Avec Mendez, il imprime de fausses cartes de visite et organise une soirée de presse cinématographique dans une boîte de nuit à Los Angeles afin que le film soit annoncé  dans les magazines Variety et The Hollywood Reporter.

Affiche du film Argo créé par la CIA dans le cadre du Canadian Caper en 1980 © CIA

La CIA est à l’époque inégalable en matière de déguisement, car c’est le seul service à s’associer avec Hollywood. Dès la fin des années 1970, Chambers a créé des kits de « déguisement » pour la CIA.  Il continuera a collaborer étroitement avec les services secrets et Mendez, dont il deviendra le conseiller spécial.

« Pour réussir une opération, il faut l’appréhender pour comme un film, et le travail des agents sur le terrain comme une performance d’acteur ». C’est le conseil que John Chambers aurait donné en 1989 aux deux agents de la CIA, Johna et Tonny Mendez, d’après la série documentaire Arte, Les espionnes racontent : récit de femmes de l’ombre, adaptée de l’ouvrage de Chloé Aeberhardt Les espionnes racontent (Robert Laffont). Le couple Mendez était alors chargé d’exfiltrer d’URSS l’un des meilleurs agents de la CIA au sein du KGB, Petr Leonov, chef de la sécurité d’un programme de communication top secret qui a accès à tous les messages envoyés et reçus par les services soviétiques à travers le monde.

Récompensé pour ses talents de maquilleur, au cinéma comme dans les services secrets, John Chambers a su modeler l’histoire à sa façon : en maquillant son activité. Désormais reconnu à l’international, John Chambers a été nommé en 1998, 94e dans la liste des « 100 personnes les plus influentes de l’histoire du cinéma ».